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Rédigé le 15 mai 1997
Le libéralisme distribue 190 milliards aux Anglais :
Les mutuelles britanniques entrent en Bourse.

C'est un conte de fée qui se passe juste de l'autre côté de la Manche, en Angleterre. Il était une fois des gens très ordinaires qui avaient pour seul mérite d'avoir déposé leurs économies ou emprunté de l'argent à la banque la plus banale dans leur région, une mutuelle, un peu comme les Banques populaires, le Crédit agricole ou le Crédit mutuel chez nous. Un beau jour, en 1997, leur banque décide de s'introduire en Bourse et de leur distribuer des milliers de francs d'actions gratuites sans qu'ils n'aient rien demandé. Un vrai cadeau tombé du ciel. Windfall, comme disent les Anglais.

Widfall: cadeau tombé du ciel
Le phénomène est d'une ampleur sans précédent : quand les démutualisations en cours seront terminées près de 20 millions de sujets de sa majesté en auront bénéficié, soit quasiment un adulte sur trois. Il est même encore plus populaire que les privatisations, car les heureux élus reçoivent en moyenne près de dix mille francs chacun sans avoir déboursé un centime. Du coup, la presse populaire s'est emparée de l'aubaine et des milliers de gens se sont précipités pour ouvrir des comptes dans ces banques miraculeuses, aussi appelées building societies, en espérant avoir une part du gâteau, et pourquoi pas plusieurs, en spéculant sur les rumeurs des prochaines démutualisations (lire Portraits des bénéficiaires, ainsi que L'historique des Building societies). En avril, 2,4 millions de clients d'Alliance and Leicester ont ainsi reçu 1 333 livres d'actions gratuites (12 660 francs). En juin, ce sont 8,5 millions de clients d'Halifax qui recevront en moyenne 1 300 livres chacun (12 350 francs). En juillet, 2,6 millions de sociétaires de la Woolwich recevront entre 450 et 2 000 actions chacun, selon l'épargne déposée chez Woolwich, soit un cadeau variant de 8 500 à 38 000 francs. Les assurances mutuelles, l'équivalent par exemple des Mutuelles du Mans ou de la Macif en France, sont aussi concernées par la démutualisation. En juin 2,9 millions d'assurés de Norwich Union, dont 345 000 Français, recevront donc aussi environ 450 actions valant près de 11 000 francs.

Il faut dire que le gâteau est de taille. Au total, on estime que les démutualisations devraient transférer 20 milliards de livres, soit 190 milliards de francs, directement dans la poche des ménages britanniques. Le paysage économique tout entier s'en trouve bouleversé, à commencer par le dynamisme de la croissance. La manne des démutualisations se traduit en effet très concrètement par une augmentation de 3,5% du revenu disponible des ménages, soit un doublement de son rythme de croissance annuel habituel. Les trois quarts des bénéficiaires prévoient dans un premier temps de conserver ce complément d'épargne. Mais les 25% restant devraient vendre leurs actions immédiatement pour se payer des vacances ou changer de télévision, soit un coup de pouce à la consommation de 38 milliards de francs, qui ne coûte rien au gouvernement.

Un bénéficiaire sur quatre vendra ses actions
La City est une autre grande bénéficiaire des démutualisations, puisque la Bourse de Londres accueille quelque nouvelles valeurs vedettes. La capitalisation boursière d'Halifax sera comparable à celle d'Axa ou d'Alcatel-Alsthom tandis que Woolwich sera plus grosse que Renault ou Lafarge.

Mais qui paye? Si les sociétaires des mutuelles britanniques se voient offrir de tels trésors pour céder aux sirènes du capitalisme, c'est bien que quelqu'un y a un intérêt. Les bénéficiaires sont ravis, certes, mais ce ne sont jamais eux qui ont pris l'initiative des démutualisations. Il y a quelques années encore, la plupart d'entre eux n'avaient même aucune idée du magot sur lequel ils dormaient. Comme en France aujourd'hui (lire La déferlante atteint la France).

En fait, la déferlante des actions gratuites est avant tout guidée par la course à la croissance dans la banque et l'assurance. «L'avantage clé du statut de société par action est qu'il permet aux institutions concernées de participer à la rationalisation de l'industrie des services financiers, explique Adrian Coles, directeur général de la Building Societies Association. Une société qui s'est convertie peut en effet émettre des actions. En d'autres termes, elle peut imprimer de la monnaie pour acheter d'autres institutions. Les mutuelles n'ont pas cette possibilité. Elles doivent payer avec les liquidités accumulées au fil des années en mettant des profits en réserve.»

Un problème auquel les building societies traditionnelles se trouvent parfois confrontées de façon cruelle. «L'événement vital qui nous a décidé à nous démutualiser a été le rachat de la building society National and Provincial par Abbey National, explique John Caine, responsable de la communication chez Alliance and Leicester. Nous avions des projets de rapprochement avec National and Provincial mais nous ne pouvions pas lever de capitaux et offrir à ses sociétaires un montant aussi important que celui offert par Abbey National.» Cette dernière avait abandonné le statut de mutuelle dès 1989 pour s'introduire en Bourse. Ces opérations de fusions et acquisitions sont en fait la première source de démutualisation. En 1994, la Lloyds Bank avait ainsi racheté la Cheltenham and Gloucester building society en payant 2 000 livres à chacun de ses sociétaires. Enfin, en août prochain, ce sera au tour de la Bristol and West de se faire racheter par la Bank of Ireland, pour 600 millions de livres.

Bonne affaire pour les actionnaires, menace pour les clients
Cette frénésie de méga-deals financiers finit pourtant par attirer des soupçons. «C'est une conspiration des banquiers d'affaires de la City qui sacrifient l'avenir des mutuelles au dépens des clients pour empocher toujours plus de commissions», dénonce sous le manteau un représentant des building societies. De nombreux observateurs craignent, en effet, qu'après avoir payé des milliards pour racheter des mutuelles, les investisseurs se remboursent sur le dos des clients. «Il y a peut-être bien un profit à court terme pour les nouveaux actionnaires qui reçoivent des titres gratuits, explique Adrian Coles, mais je crois qu'il sera plus qu'effacé quand les sociétés nouvellement converties seront obligées de payer des dividendes à leurs actionnaires et devront pour cela augmenter leurs bénéfices en offrant de moins bon taux d'intérêt à leurs clients.»

Une préoccupation légitime. Le magazine Which, équivalent britannique de 60 Millions de consommateurs, vient de publier une étude comparative qui montre clairement que les building societies démutualisées deviennent plus chères pour leurs clients que leurs concurrentes qui n'ont pas d'actionnaires. Sur les douze mois suivant l'annonce de son rachat par Bank of Ireland, les clients de Bristol and West ayant un emprunt de 80 000 livres (760 000 francs) ont déjà vu leurs 250 livres d'actions gratuites anéanties par un supplément de taux d'intérêt de 302 livres par rapport à ce qu'ils auraient payé pour un emprunt comparable à la mutuelle Nationwide. «Plus vous avez d'épargne ou plus votre emprunt est important, plus la valeur de vos actions gratuites a de chances d'être rapidement érodée par des taux d'intérêt moins bons», résume l'étude de Which.

La dérive des tarifs des établissements démutualisés est aussi hypocrite que regrettable. Mais en rejeter la responsabilité sur la seule démutualisation n'est pas forcément recevable. «Le premier critère de tarification est la pression de la concurrence, avoue un gestionnaire financier d'une mutuelle française. Qu'on soit une mutuelle ou une société anonyme a de moins en moins d'importance, car la rémunération de l'actionnaire passe de toute façon au second rang.» La vocation redistributrice des mutuelles est elle même mise en cause. «Certaines building societies disent qu'elles veulent garder ce statut pour pouvoir redistribuer leurs bénéfices à leurs membres au lieu de rémunérer des actionnaires, s'étonne John Caine. Mais alors pourquoi ne l'ont elles pas fait plus tôt au lieu d'accumuler des réserves gigantesques depuis des décennies?» Ce débat est loin d'être tranché, mais il ne doit pas en occulter un autre : à qui appartiennent les mutuelles. Car c'est bien cette question que tentent souvent d'éluder les partisans de l'économie sociale en répondant que leurs réserves sont la propriété de la collectivité.

A qui appartiennent vraiment les mutuelles?
La propriété des mutuelles est la question la plus épineuse du débat sur les démutualisations. «Les sociétaires sont les propriétaires, explique Robin Gordon-Walker, porte parole de la Building Societies Commission, organisme de régulation du secteur. En cas de dissolution, la loi prévoit que les actifs soient vendus et les produits de la vente répartis parmi les membres.» Dans la pratique, il existe plusieurs options pour répartir ces richesses. Par exemple Woolwich et Halifax donneront à leurs sociétaires un nombre d'actions proportionnel à leur épargne tandis qu'Abbey National et Alliance and Leicester ont donné à chaque membre le même nombre d'actions. «Si l'on avait donné plus d'actions à ceux qui ont plus d'argent, il y en aurait eu moins pour les moins riches», résume John Caine. Un choix qui à valu à Alliance and Leicester la colère du Duc de Rutland, 70ème plus riche propriétaire d'Angleterre, avec un patrimoine de 760 millions de francs, qui s'indignait de n'avoir reçu que 1 333 livres en tant que bénéficiaire de la démutualisation. «Si on avait voulu être vraiment juste, il aurait même fallu retrouver les descendants de tous les clients qui ont contribué à la prospérité de notre société depuis 1853, ce qui est impossible, précise John Caine. En fait, je n'imaginais pas que l'on recevrait des plaintes de la part de nos bénéficiaires les plus riches, mais plutôt de la part de nos clients qui ne sont pas bénéficiaires.»

Un autre casse tête des mutuelles est que leur développement a souvent vu se superposer des couches successives de clients et de sociétaires aux statuts disparates. Chez Woolwich, les clients de la filiale française ne sont pas sociétaires. Chez Alliance and Leicester, les 1,2 million de clients de la filiale de banque postale Girobank, rachetée en 1990, ne sont pas sociétaires. Ces questions ont longtemps paru sans importance aux yeux des Britanniques. Mais aujourd'hui, plus aucun d'entre eux n'ignore s'il est sociétaire ou non de la mutuelle dont il est client, ce qui est loin d'être le cas en France. Pour l'instant, le monde mutualiste français est en effet à des années lumières d'imaginer qu'il puisse être saisi un jour par la fièvre des démutualisations. Mais après tout, la France a bien découvert les privatisations huit ans après la Grande-Bretagne.

Gilles Pouzin

Portraits de trois heureux bénéficiaires des démutualisations
-Wanda Gray, 43 ans, mère de famille. Croydon. Bénéficiaire de la démutualisation d'Alliance and Leicester
Mon mari et moi même avons un emprunt et un peu d'épargne chez Alliance and Leicester. Nous avons demandé à vendre nos actions pour en profiter tout de suite. J'étais aux anges quand j'ai appris que cela nous avait rapporté 4 000 livres (38 000 francs). Nous avions vraiment besoin de cet argent car nous venons de déménager et les prix sont de plus en plus chers. Les 4 000 livres sont bien plus que ce que nous espérions et nous utiliserons le surplus pour offrir des vacances à nos enfants, Maia qui a deux ans et demi, et Michael qui a sept ans, probablement à Disney World.

-Audrey Hay, artiste peintre, 65 ans. Brighton. Bénéficiaire de la démutualisation d'Halifax.
J'ai vraiment eu de la chance. En 1992 j'ai ouvert un Tesa, un compte d'épargne sans impôt qui devrait arriver à terme en septembre prochain. J'en ai examiné plusieurs avant de choisir celui d'Halifax qui me paraissait intéressant. J'ai lu dans la presse il y a dix-huit mois qu'Halifax pourrait être démutualisée et j'ai reçu une lettre en avril m'annonçant que je recevrai 249 actions qui devraient valoir entre 1500 et 2000 livres. Je pense que je les garderai quelques temps plutôt que de les dépenser. Depuis j'ai aussi ouvert un compte à la building society Portman, car elle offre un bon taux d'intérêt et j'ai entendu qu'elle pourrait aussi être démutualisée.

-Martin Johnson, 56 ans, directeur d'école. Bexley (Kent). Bénéficiaire de la démutualisation de Woolwich.
Depuis 1989, mon épouse mes trois fils et moi même avons du recevoir près de 20 000 livres (190 000 francs) d'actions gratuites grâce aux démutualisations. Nous avons commencé par bénéficier de celle d'Abbey National, où nous avions notre emprunt immobilier. Nous avons ensuite transféré cette dette et ouvert des comptes à la Woolwich, qui devrait nous donner 1350 actions (valant près de 26 000 francs). Enfin j'avais aussi souscrit un contrat d'assurance-vie à la Norwich Union, qui devrait aussi me rapporter environ 400 livres (près de 4000 francs) d'actions gratuites. Je sais que l'on n'a rien pour rien et que les consommateurs risquent d'avoir de moins bons taux d'intérêt après les démutualisations. Si c'était le cas, je retournerai dans une mutuelle.

L'historique des Building societies
Les building societies, littéralement associations de constructeurs, sont nées au XVIIIème siècle. A l'origine, une vingtaine de pères de famille constituaient une cagnotte pour permettre à chacun d'entre eux de construire tour à tour leur maison, d'où leur nom.

Vers 1900, l'Angleterre comptait 2 300 building societies. Elles sont par la suite devenus des établissements de crédits à forme mutuelle classique, comme le Crédit Mutuel en France.

En 1995, les deux tiers des prêts immobiliers et plus de la moitié des comptes d'épargne de Grande Bretagne étaient dans des building societies. A la fin 1997, il n'y aura plus que deux building societies parmi les dix plus gros établissements de prêts immobiliers. Les 70 building societies restantes ne représenteront plus que 25% des prêts immobiliers et 20% des comptes d'épargne de Grande Bretagne.

La déferlante atteint la France
Si la déferlante des démutualisations n'a pas encore atteint les banques et assurances mutuelles françaises, quelques heureux clients français d'établissements britanniques auront la bonne surprise d'en bénéficier. C'est notamment le cas des 345 000 assurés français de Norwich Union. Comme cette compagnie britannique est présente en France par le biais d'une succursale, ses clients sont des sociétaires comme les autres, et ont donc droit à leur lot d'actions gratuites. Selon le type de contrat et le montant d'épargne qu'ils ont à la Norwich Union, les assurés français devraient recevoir au moins 150 actions et en moyenne 450 actions soit respectivement entre 3 800 et 11 000 francs. Un cadeau qui va faire des jaloux dans les autres compagnies.


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