Banque-Finance UK > Rédigé le 10 août 1995
Le trésor des veuves écossaises :
Comment Edimbourg a fait fortune dans l'assurance-vie.

Dans les faubourgs d'Edinburgh, le quartier général des Veuves écossaises est presque aussi célèbre que l'imposante forteresse médiévale qui surplombe la ville. A l'entrée d'Holyrood park, au pied d'un volcan éteint, leur immeuble en verre fumé est aussi noir qu'un voile de deuil. Ne vous attendez pourtant pas à y croiser une communauté de femmes éplorées. Derrières les tourniquets à carte magnétique le quartier général des Veuves écossaises bourdonne comme une ruche. Il faut dire que 180 ans après sa création, la Scottish widows (Veuves écossaises) est devenue la mutuelle d'assurance-vie la plus connue du pays.

Elle gère maintenant plus de 20 milliards de livres sterling (environ 155 milliards de francs) pour le compte d'un million et demi d'épargnants. En 1815, la vocation de la Scottish widows était bel et bien d'assurer un train de vie décent aux femmes de commerçants et de bourgeois, s'ils venaient à disparaître prématurément. Mais aujourd'hui, point besoin d'être veuve, ni Ecossais d'ailleurs, pour confier ses économies à la Scottish widows: 90% des mutualistes sont Anglais, c'est à dire étrangers au regard des Highlanders, et la sociologie de la clientèle n'est pas différente de celle de l'UAP.

Les Scottish widows ont réussi dans l'assurance-vie
Il est vrai que le nom de la compagnie peut prêter à confusion. C'est pourquoi les dirigeants de Scottish widows ont décidé il y a une dizaine d'années de transformer radicalement l'image de leur veuve. Elle apparaît aujourd'hui, tout de noir vêtue, sous les traits séduisants d'un top-model, sensé incarner l'indépendance, le sérieux et la prévenance, avec laquelle la compagnie traite ses clients. Mais la Veuve écossaise n'est pas la seule fortunée au pays du Whisky.

En plein coeur d'Edinburgh, au 3 George street, la Standard Life, fondée en 1825, est devenue de son côté la plus grosse mutuelle d'assurance-vie d'Europe, avec 3 millions de clients et 38 milliards de livres d'investissements (environ 300 milliards de francs). A 50 mètres de là, au 28 St Andrew square, siège la toute aussi honorable Scottish equitable, fondée en 1831, qui gère, elle, quelques 9 milliards de sterling (environ 70 milliards de francs). Le petit royaume d'Ecosse, où flotte encore l'atmosphère du temps des kilts et des clans, est ainsi devenu un des carrefours les plus en vue sur la route internationale des capitaux. Edinburgh affiche une concentration financière aussi inattendue qu'étonnante. Les compagnies d'assurance-vie écossaises contrôlent 95 milliards de livres, auxquels s'ajoutent les 40 milliards de sterling collectés par les sociétés de gestion écossaises, soit, au total, une manne de plus 1 000 milliards de francs de capitaux à long terme, sans compter les 90 milliards de livres (700 milliards de francs) des banques écossaises.

Du coup, qu'il s'agisse de privatiser Rhône-Poulenc ou Total, de placer quelques emprunts d'Etat ou de convaincre des investisseurs à long terme de souscrire à une augmentation de capital, les solliciteurs sont de plus en plus nombreux à faire le pèlerinage d'Edinburgh (lire les encadrés Edimbourg avant Wall Street pour la quête des capitaux et Les assureurs écossais et la France). «Avant les gens ne venaient nous voir que pour leurs opérations exceptionnelles, comme une introduction en Bourse, explique Léon de Gérez, responsable des investissements en actions européennes à la Standard Life. Maintenant, nous recevons en moyenne la visite de deux sociétés par semaine.»

Le secteur financier emploie 220 000 personnes
Si cette manne de financements est devenue stratégique pour ceux qui la courtisent, elle n'est pas moins vitale pour les écossais eux-mêmes. Mis à part les champs d'orges à Whisky et les champs de pétrole de mer du Nord, l'Ecosse ne jouit pas d'une richesse naturelle particulièrement luxuriante. «Depuis les années 20, l'économie écossaise connaît un recul relatif dans les classements internationaux, explique le professeur Grant Baird, directeur de la Scottish financial enterprise, l'organisme de promotion de la finance écossaise. Heureusement les activités financières compensent cette pauvreté relative.» L'ensemble du secteur financier, y compris les cabinets de comptables et d'avocats, emploie 220 000 personnes, soit un Ecossais sur neuf c'est à dire deux fois plus que dans le secteur pétrolier. Onze des vingt premières entreprises écossaises travaillent dans la finance et l'ensemble du secteur réalise 15% du PIB écossais, soit trois fois plus que la moyenne européenne.

Une longue tradition d'investisseurs
A cette époque, Edinburgh était encore plus qu'aujourd'hui la capitale littéraire du Royaume-Uni. L'imprimerie, industrie à forte valeur ajoutée, y était florissante. On y croisait de nombreux intellectuels célèbres, comme l'économiste Adam Smith, dont on fleurit encore la tombe au cimetière de Canongate Kirk. Le niveau d'éducation et le progrès social plus rapide qu'en Angleterre donnèrent un atout supplémentaire à la finance écossaise. La création, au début du XIXème siècle, des quatre mutuelles d'assurance qui font encore la fierté d'Edinburgh, en est la meilleure preuve. De leur côté, des marchands de textile de Dundee, au nord d'Edinburgh, se regroupèrent autour de Robert Fleming pour créer le premier fonds commun de placement, en 1873. Le groupe Flemings, qui s'est exilé depuis dans la City, est devenu l'un des premiers gestionnaires indépendants du monde, avec 50 milliards de livres d'investissements (environ 400 milliards de francs).

Le formidable essor qu'a connu le trésor des Veuves écossaises depuis une décennie doit aussi énormément à la réforme des retraites de Margaret Thatcher. En 1983, devant les prévisions alarmistes du système de retraite public, elle crée des incitations fiscales pour développer les fonds de pensions privés. «Ce fut une révolution pour notre industrie», se souvient John Waterton, directeur du marketing international à la compagnie d'assurance Scottish Equitable, leader des fonds de pensions personnels (voir encadré Les produits de la finance écossaise). Une aubaine en effet! Non seulement les souscriptions s'engrangent à la pelle, mais elles sont ensuite verrouillées pour 20 à 35 ans, ce qui donne aux gestionnaires un horizon d'investissement à très long terme dont aucun gérant de sicav n'oserait rêver.

Plutôt prudents que radins
L'obsession du long terme donne aux gestionnaires écossais un style particulier par rapport à leurs homologues des grandes capitales boursières. «Une certaine distance géographique vous donne un détachement vis-à-vis des modes, qui peut être salutaire, remarque Grant Baird. Les financiers écossais n'ont ainsi pratiquement pas été affectés par la crise de la dette du tiers monde ou le krach de l'immobilier.» La faillite de la Barings sur les marchés dérivés leur semble évidemment complètement absurde. «Il ne viendrait jamais à un Ecossais l'idée de parier la Banque», affirme Gavin Masterton, trésorier général de la Bank of Scotland. «Nous avons un proverbe contre les placements douteux, résume Margaret Mearns, conseillère financière indépendante à Edinburgh: Si ça a l'air trop beau pour être vrai, ça l'est probablement.»

Les Ecossais ne sont pourtant pas timorés. «Les gestionnaires écossais investissent une plus grande proportion de leurs fonds en actions que la moyenne», observe Grant Baird. «Dans les années 70, nous avons été parmi les premiers à considérer que les obligations ne rapportaient pas assez et que les actions étaient ce qu'il y avait de plus rentable à long terme, confirme Léon De Gérez, gestionnaire à la Standard Life. Nous avons aujourd'hui 83% d'actions et seulement 17% d'obligations.» Les Ecossais détiennent également une plus grande proportion d'investissements étrangers que leurs concurrents londoniens, dont les portefeuilles sont pourtant très internationalisés. Têtus et indépendants, les gestionnaires écossais seraient plus pionniers que suiveurs. «Nous avons été les premiers à investir massivement en Scandinavie dans les années 80, ce qui était moins exotique que l'Asie du sud-est, mais plus rentable », revendique ainsi Léon de Gérez. La Bourse de Stockholm a en effet battu tous les records, avec 1255% de hausse sur la décennie 80, contre seulement 301% pour Hong Kong.

Les Ecossais n'ont pas démérité leur réputation mondiale de pingres, parcimonieux, voire radins. En fait, être Ecossais est une qualité primordiale pour bien gérer son argent. Leur frugalité légendaire se résume en une expression: "the canny scot". «Canny signifie plutôt prudent et astucieux qu'avare, précise Dougal McLauchlan, un épargnant modeste et modèle, qui se prépare, à l'aube de sa retraite à profiter d'un pactole patiemment accumulé. «On est économe avec la petite monnaie, mais déraisonnable avec les billets», précise-t-il dans un éclat de rire. Un style de vie qui leur réussit. Les Ecossais ont en effet un PIB par habitant inférieur de 3,3% à la moyenne des britanniques mais ils consomment en moyenne 8,4% de moins, et se retrouvent avec un revenu disponible supérieur de 1,7% à celui des britanniques. En clair, ils sont moins riches, mais économisent plus, ce qui leur permet, in fine, grâce aux fruits de leur épargne, de disposer d'un revenu plus élevé.

Les Ecossais sont toujours accueillis chaleureusement
Il n'en demeure pas moins que l'Ecosse est un tout petit pays. Et ses 5 millions d'habitants n'auraient jamais suffit à bâtir le trésor des Veuves écossaises et des autres colosses de l'assurance-vie d'Edinburgh. Pour devenir une industrie, il fallait franchir les frontières. Si le parti nationaliste écossais gagne de l'audience en prônant l'indépendance totale vis-à-vis des Anglais, les financiers, eux, voudraient un peu plus de gratitude pour cette clientèle providentielle. «A Londres, les Ecossais sont toujours accueillis chaleureusement, confie Andrew Cowan, conseiller financier à Edinburgh. J'ai même des clients qui seraient très réticents à confier leur argent à des gens de la City.» Résultat, les assureurs écossais ont pris en quelques années le quart du marché britannique de l'assurance-vie, et 90% de leurs clients sont désormais Anglais.

En dépit de leurs succès, la légendaire prudence des assureurs écossais leur fait envisager l'avenir avec circonspection. «Alors que la IIIème directive européenne permet la libre commercialisation de l'assurance-vie dans l'union européenne et que la plupart des pays vont connaître une explosion des fonds de pension, le Royaume Uni est le seul pays où le marché de l'assurance vie a peu de chances de croître dans les trois prochaines années, prévient un récent rapport publié par la société de gestion d'Edinburgh Hodgson Martin. La croissance est terminée, les huit principaux assureurs écossais ont déjà enregistré un recul de 7,7% de leurs primes en 1994.» Selon cette étude, il suffirait en revanche aux assureurs d'Edinburgh de prendre 5% du marché allemand pour augmenter leur chiffre d'affaires d'un tiers.

Une double motivation pour partir à la conquête du continent. «Nous nous y atelons depuis cinq ans, avoue John Waterton, directeur du marketing international de Scottish Equitable. Après avoir tenté un rapprochement avec une mutuelle française, nous avons réalisé une joint-venture en Allemagne, puis nous avons passé un accord de commercialisation en Suède, créé une sicav luxembourgeoise et une filiale d'assurance-vie dans le grand duché, Scottish equitable international S.A.» Entre temps, Scottish equitable était aussi la première grosse compagnie d'Edinburgh à abandonner son statut de mutuelle pour passer sous le contrôle de l'assureur hollandais Aegon... Le statut de mutuelle garantie l'indépendance des compagnies, mais limite leurs ressources en capital, et donc leurs possibilités d'expansion. «Les plus grosses compagnies auront les moyens de conquérir de nouveaux marchés, mais les autres devront malheureusement renoncer à ces opportunités ou fusionner avec d'autres compagnies», conclut le rapport. Dans les faubourgs d'Edinburgh, la prochaine rumeur pourrait bien être le mariage de la Veuve écossaise.

Gilles Pouzin

Edimbourg avant Wall Street pour la quête des capitaux :
Selon un sondage effectué par ABW-communication auprès des 120 premières entreprises françaises cotées en Bourse, l'Ecosse est la seconde place étrangère à laquelle les patrons viennent présenter leurs résultats, juste derrière la City de Londres, mais loin devant les Etats-Unis et la Suisse. Avec 141 milliards de dollars (705 milliards de francs) investis en actions, selon le classement Technimetrics, l'Ecosse est la quatrième puissance financière européenne.

Les assureurs écossais et la France :
La Scottish equitable détient actuellement 150 millions de livres sterling en titres français, dont 80% d'actions et 20% d'obligations, soit environ 1 milliard de francs au total. Cela ne représente que 1,67% de ses actifs, ce qui est dérisoire. En fait, la Scottish equitable a réduit ses investissements français de moitié après l'élection présidentielle, à son corps défendant puisque, après un plus haut annuel de 2017 points le 12 mai, l'indice CAC 40 n'a pas poursuivi son rattrapage et reste loin de son record de 2350 points, contrairement à la plupart des autres grandes places financières. «Nous préférons garder cette position d'attente en regardant les développements de la politique monétaire, confie un responsable de Scottish equitable. Rien ne semble avoir changé mais, en étant légèrement cyniques, on n'est plus sûr à 100% que Jacques Chirac soit accroché au franc fort.»

Les produits de la finance écossaise :
-Fonds de pension individuels ou d'entreprise (personal pension plan ou corporate pension fund). Ce sont des contrats à primes mensuelles sur 20 à 35 ans à l'issue desquels le bénéficiaire reçoit une somme en capital (lump sum) et une rente viagère (annuity).

-Personal equity plans, ou PEP. Ce sont des plans d'épargne défiscalisés en actions britanniques ou européennes. Equivalent du plan d'épargne en action françaises (PEA), mais plus souple.

-Unit trusts, équivalent des sicav. Ce n'est pas la spécialité des assureurs et leurs performances ne sont pas extraordinaires.

-Endowments, assurances "mixtes" en cas de vie et en cas de décès. Elles sont le plus souvent utilisées comme assurance décès pour garantir le remboursement d'un prêt immobilier, mais une partie des primes sert aussi à se constituer un capital.

-With profits. Les fonds de pension et les endowments fonctionnent pratiquement comme nos contrats d'assurance-vie "en francs". La compagnie distribue discrétionnairement une partie de ses bénéfices aux assurés.

-Independent financial advisors, ou IFA. En Grande-Bretagne, ces 5 500 conseillers financiers agréés sont le premier réseau de distribution d'assurance-vie. Depuis le 1er janvier 1995, les compagnies d'assurance et les IFA ont l'obligation d'expliquer précisément aux clients tous les frais qui seront prélevés sur leurs versements.


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