Bourse de Paris > Rédigé le 15 janvier 1997
Les menteurs :
Quand les sociétés cotées mentent à leurs actionnaires.

Croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer. Les patrons de sociétés françaises qui auraient imprudemment prononcé ce serment risquent fort de ne pas aller au paradis. Rien que cette année, les présidents d'Auchan et d'Axa ont trompé les épargnants en faisant en secret le contraire de ce qu'ils leur déclaraient. Le premier, Gérard Mulliez, n'a pas eu de scrupules à lancer une OPA sur son concurrent Docks de France, après avoir exclu toute tentative de prise de contrôle. Quant à Claude Bébéar, il ne se privait pas de démentir une quelconque négociation avec l'UAP, qu'il se préparait pourtant à racheter.

Les mensonges causent un grave préjudice
L'épicier et l'assureur ne sont malheureusement pas les seuls. A l'heure où les entreprises françaises revendiquent plus de transparence et cèdent à la mode du corporate governance, les mensonges ne deviennent-ils pas inacceptables ? D'abord, parce qu'ils causent un grave préjudice financier aux actionnaires des sociétés concernées (lire encadré Trois catégories de mensonges). Ceux qui prennent pour argent comptant les déclarations des dirigeants des sociétés dans lesquelles ils investissent peuvent subir de lourdes pertes. Ensuite, ce comportement ne peut que nuire à la crédibilité de la place financière parisienne. Si les investisseurs n'ont pas confiance, ils n'ont aucune raison de placer leurs économies en Bourse.

Au cours des deux dernières années, nous avons recensé une vingtaine de déclarations totalement contredites par les faits. Champion toutes catégories : la Compagnie de Suez. Outre des volte-face dans la communication de ses résultats, le groupe a plusieurs fois abusé ses actionnaires sur ses intentions. L'hiver dernier, à l'occasion de la présentation d'un plan stratégique, Suez se défendait de vouloir vendre la Banque Indosuez, ce qu'il fit pourtant en avril 1996. Le patron de Suez avait déjà fait le coup à ses actionnaires avec sa filiale d'assurances Victoire.

Les entreprises publiques ne donnent pas plus l'exemple. Ainsi, la Snecma a laissé la SEP (sa filiale à 51 %) démentir tout changement structurel imminent pendant un an et demi avant de lancer une OPA sur cette dernière le 23 octobre dernier. Enfin, même un patron aussi respecté que Laurent Negro, le fondateur de Bis, a caché jusqu'à sa mort un secret très ambigu : alors qu'il affirmait qu'aucun partenariat n'était envisagé et que Bis n'avait pas de prétendant, il avait lui-même négocié la vente de son groupe au néerlandais Vendex.

Et que dire des rectifications apportées par le gouverneur du Crédit foncier à l'évaluation de sa société ? Selon sa déclaration de décembre 1995, approuvée par la Commission des opérations de Bourse (COB) et contrôlée par les commissaires aux comptes, l'action Crédit foncier valait 314 francs. Quatre mois plus tard, le même homme expliquait que sa société ne valait plus que 47 francs par action. Raison invoquée : la précédente méthode d'évaluation n'avait plus coursŠ

Une coutume détestable
En France, on a coutume de considérer le mensonge comme un mal nécessaire à la conduite des affaires. Si Claude Bébéar avait reconnu l'existence de discussions avec l'UAP, son projet n'aurait-il pas risqué de capoter ? Si Suez avait annoncé son intention de vendre Indosuez, ce dernier n'aurait-il pas risqué de perdre des clients ? Cette préoccupation est certes légitime, mais elle ne justifie pas le mensonge. Il y a en effet une gradation subtile entre ce que l'on peut dire et ne pas dire, entre le laconique « sans commentaire » et le démenti catégorique. Récemment, la CGIP s'est ainsi sortie d'une rumeur d'OPA sur Valeo en démentant l'opération tout en reconnaissant son intérêt pour l'équipementier automobile. La lenteur et la maladresse de la CGIP lui ont valu une enquête de la COB, mais le mensonge a été évité. La CGIP s'est en effet contentée de racheter les 28 % de Valeo que détenait Cerus.

Même quand la protection des affaires est incompatible avec celle des investisseurs, il est toujours possible d'éviter le mensonge. C'est ce qu'a fait la BNP en retardant une émission d'obligations aux Etats-Unis tant qu'elle ne pouvait pas rendre publiques toutes les informations sur la reprise éventuelle du CIC. Cette possibilité qu'ont les patrons français de mentir aux actionnaires en toute impunité a de quoi laisser perplexe. La France est pourtant équipée d'un arsenal juridique pour interdire les mensonges aux marchés. L'ordonnance de 1967 fondatrice du droit boursier est claire : l'information trompeuse ou de nature à manipuler un cours de Bourse est considérée comme un délit passible d'une sanction pénale pouvant aller jusqu'à deux ans de prison et 10 millions de francs d'amende. En plus de ce risque pénal, les menteurs s'exposent à une sanction pécuniaire de 10 millions de francs infligée par la COB. Seul problème : ces textes donnent lieu à des interprétations équivoques.

Que fait la police?
Premier cas, celui de la déclaration d'intention. Nul ne conteste à une société le droit de changer d'avis. Le règlement 90-02 de la COB prévoit seulement que, lorsqu'une personne a fait une déclaration d'intention et qu'elle change d'avis, elle est tenue de porter immédiatement ses nouvelles intentions à la connaissance du public. Par exemple, quand Auchan a dépassé le seuil des 10 % dans Docks de France, la société a déclaré : « Nous n'avons aucune volonté de monter davantage. » Elle a pourtant changé d'avis sans le dire au public, et continué d'acheter. Le problème réside dans le fait que la COB n'oblige la société à déclarer son intention et ses changements qu'à partir du moment où elle franchit le seuil des 20 %. Si une société dévoile spontanément ses intentions au-dessous de ce seuil, à l'instar d'Auchan, elle peut apparemment ne pas informer le public quand elle modifie ses projets. C'est aberrant, mais cela ne semble pas choquer la COB.

Deuxième exemple, celui du différé d'information. Le même règlement 90-02 de la COB prévoit qu'une société peut différer la publication d'une information si sa confidentialité est momentanément nécessaire à la réalisation d'une opération, mais à condition que ladite société soit en mesure de préserver cette confidentialité. Claude Bébéar avait le droit de repousser à plus tard l'annonce de ses négociations avec l'UAP si c'était indispensable à la réalisation d'une OPA surprise. Mais différer ne veut pas dire démentir. D'autant que, ces négociations étant largement commentées dans la presse et leur confidentialité n'étant pas assurée, il n'avait plus le droit de s'abriter derrière le règlement de la COB pour en reporter l'annonce.

En fait, la COB se préoccupe peu de ce type de mensonge car, tant qu'il n'y a pas de délit d'initié, elle estime qu'il n'y a pas de préjudice pour les actionnaires et pour le marché. Aux Etats-Unis, mentir est un acte frauduleux (lire encadré Aux Etats-Unis, le mensonge est interdit), même si, à l'inverse de la France, il n'y a pas là-bas de réglementation spécifique sur ce que les entreprises doivent dire. En effet, le premier amendement à la Constitution protège la liberté de parole. En revanche, la SEC, le gendarme de la Bourse américaine, traque systématiquement tout mensonge, quitte à examiner l'agenda et la correspondance des dirigeants, les calendriers de bureaux ou la mémoire des ordinateurs. La COB, elle, se contente d'interroger les dirigeants. Certes, elle n'a pas les mêmes moyens d'investigation ni la même expérience que la SEC pour se faire entendre. Mais la tolérance du mensonge en France est surtout l'illustration d'un fossé culturel plus profond : on n'y considère pas encore que la crédibilité de la Bourse est essentielle au développement économique.

Gilles Pouzin et Jean-Baptiste Jacquin

- Trois catégories de mensonges
1 : catégorie "faux démentis"

Le mensonge :
Gérard Mulliez, patron d'Auchan, qui venait de dépasser le seuil des 10% dans le capital des Docks de France déclarait le 14 mai 1996 : «Nous n'avons aucune volonté de monter davantage. Toute prise de contrôle est exclue.»

La vérité :
Le 7 juillet 1996, Auchan lance une OPA sur la totalité du capital des Docks de France à 1 270 francs par action.

Le préjudice :
Auchan a continué à acheter des actions Docks de France en secret, passant le seuil des 15% le 28 mai. Les actionnaires des Docks de France qui ont été induits en erreur par le mensonge du 14 mai et qui ont vendu leurs actions à 1 136 francs ont perdu 11,8% par rapport au prix de l'OPA.

Le mensonge :
Claude Bébéar, patron d'AXA, déclare le 25 septembre 1996 lors d'une conférence de presse : «Il n'existe pas de négociation avec l'UAP ni avec qui que ce soit».

La vérité :
Le 12 novembre, AXA lance une offre publique d'échange sur l'UAP.

Le préjudice :
AXA avait bien entamé des négociations avec l'UAP avant le 25 septembre. Les actionnaires qui ont été induits en erreur par le mensonge de Claude Bébéar et qui ont vendu leurs actions UAP le 25 septembre à 103,70 ont perdu 34% par rapport aux 157 francs par action qu'ils auraient pu récupérer en apportant leurs actions à l'offre d'AXA.


2: catégorie "prévisions truquées"

Le mensonge :
Gérard Worms, patron de Suez, déclare à Radio Classique le 20 janvier 1995 : «Les résultats 1994 seront très modestes».

La vérité :
Le 28 février 1995, Suez annonce un résultat définitif en perte de 4,7 milliards de francs en raison de provisions décidées en dernière minute sur l'immobilier.

Le préjudice :
Le 20 janvier 1995, Suez était en possession de tous les éléments de l'exercice écoulé et évaluait l'impact négatif de l'immobilier entre 2 et 2,5 milliards de francs. En réalité, Suez a finalement annoncé des pertes et provisions immobilières de 7,6 milliards de francs. Entre le mensonge et la vérité, l'action perdait 6,8%.


3: catégorie "rétentions et omissions"

Le mensonge :
André Besnard, le 30 juin 1994, annonçant le retard de mise en service d'Eurostar : «la SNCF n'avait pas informé Eurotunnel de la possibilité de retards tels que ceux annoncés hier».

La vérité :
Eurotunnel vient de réaliser une augmentation de capital de 7,3 milliards de francs qui aurait été compromise si la nouvelle avait été divulguée plus tôt.

Le préjudice :
Alors qu'Eurostar devait initialement être opérationnel à l'été 1994, saison cruciale pour son chiffre d'affaires, le patron d'Eurotunnel aurait naturellement du être informé de ce retard avant le 30 juin. Les actionnaires ont perdu 30% entre la fin de l'augmentation de capital et l'annonce de cette mauvaise surprise.

Le mensonge :
Alors qu'un contrat de ventes d'armes à Taiwan est évoqué par la presse, Jean Luc Lagardère avoue le 29 décembre 1993 : «Les gouvernements français et taiwanais me permettront peut-être bientôt de m'exprimer à ce sujet.»

La vérité :
Ce contrat de 12 milliards de francs a été signé le 18 novembre 1992 et annoncé le 7 janvier 1993.

Le préjudice :
Les actionnaires minoritaires de Matra considèrent qu'ils ont été lésés d'au moins 35% lors de la fusion avec Hachette qui a été entérinée le 29 décembre 1992 sans que le contrat du 18 novembre ne soit pris en compte dans les évaluations officielles des commissaires aux comptes soumises au visa de la COB.

- Aux Etats-Unis, le mensonge est interdit
La réglementation:
Selon le règlement 10b5, alinéa b, de la Securities and Exchange Commission : «Il est illégal de faire une présentation fausse d'un fait tangible ou d'omettre un fait tangible qui serait nécessaire pour que cette présentation ne soit pas trompeuse.».

Le mensonge à l'origine de la jurisprudence. (Carnation)
En août 1984, le groupe suisse Nestlé entre en négociation pour racheter la société alimentaire Carnation. Le trésorier de Carnation déclare le 7 août qu'il n'y a pas de nouvelles de la société justifiant la hausse de son cours. Le 21 août, alors que la presse fait état de rumeurs de rachat par Nestlé, le trésorier répond : «Nous ne sommes en négociations avec personne.» Le 4 septembre, Nestle lance une OPA sur Carnation. La SEC déclenche une enquête et conclut que l'omission du 7 août et la déclaration trompeuse du 21 août sont frauduleuses.

Un mensonge qui coûte cher. (Philips)
En janvier 1990, le groupe d'électronique Philips annonce qu'il va enregistrer une forte amélioration de ses résultats. En juillet 1990, il publie une perte de 2 milliards de florins pour le premier semestre. Des actionnaires minoritaires accusent Philips d'avoir menti en annonçant son redressement. Philips préfère verser une indemnisation amiable de 9,25 millions de dollars aux minoritaires plutôt que de les affronter en justice.

S'abstenir quand on ne peut pas tout dire. (BNP)
Fin octobre 1996, la BNP, réduite au silence par une clause de confidentialité ne peut confirmer ou infirmer sa candidature à la reprise du CIC. Ne pouvant donner aux investisseurs toutes les informations en sa possession, la BNP préfère renoncer à une importante émission obligataire projetée outre-Atlantique.

Refuser de démentir pour ne pas mentir. (Bank of New York)
Le 6 janvier 1997, la Bank of New York vient d'annoncer son intention de doubler sa participation dans sa concurrente State Street Boston Corporation. Pour rester libre de ses choix futurs, elle refuse de démentir qu'une offre à grande échelle pourrait suivre cette opération.


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