Bourse de Paris > Rédigé le 28 juin 1996
Les actionnaires se rebiffent :
Histoires d'actionnaires minoritaires en colère.

Ah, ça ira, ça ira... Cette année, les actionnaires minoritaires ont été plus nombreux que d'habitude à se distinguer par leur virulence aux Assemblées générales. A la Société des immeubles de France, ils étaient carrément ulcérés du mauvais tour qu'on avait voulu leur jouer, en tentant de les marier à la sauvette avec leur actionnaire majoritaire, le Crédit Foncier. Colette Neuville, qui avait organisé la résistance des gérants de sicav et des petits porteurs, se payait le luxe de demander très courtoisement, et sans espoir de succès, la révocation du conseil d'administration.
Mais d'autres actionnaires, furieux qu'on leur annonce que la salle était louée pour seulement une heure et demie, prenaient moins de gants. "Tous dans une charrette, et place de la Concorde !" lança un petit porteur en direction du Conseil d'administration. Et lorsque le PDG Georges Bonin annonça son départ, officiellement à cause de la limite d'âge, il reçut une salve d'applaudissement et de compliments du genre : "Enfin une bonne nouvelle!", "Bon débarras !", "Louis XVI !"...

Manifestations de mécontentement
Chez Elf ou chez Renault, des syndicalistes-actionnaires ont aussi profité de l'Assemblée générale pour manifester, cette année encore, leur mécontentement. En ligne de mire : les restructurations et les droits des salariés. Chez Alcatel Alsthom, les administrateurs ont été pris à partie par des petits porteurs, qui leur reprochaient leur cécité tout au long de l'affaire Suard. Et ses conséquences sur le dividende et l'emploi... Chez Paribas, le PDG a fait face avec doigté à une attaque en règle de la part des minoritaires, à cause de la chute du titre et de l'affaire Ciments français.

Mais les événements les plus spectaculaires sont venus des deux grands dossiers du moment : Eurotunnel et le Crédit Foncier de France. Lors de l'Assemblée générale du transporteur transmanche, le co-président Patrick Ponsolle a été malmené par de nombreux petits actionnaires. "C'est un scandale!", "Vous nous endormez!"... Les questions précises fusaient de part et d'autre, contestant l'importance de l'indemnité de rupture de contrat d'un administrateur dirigeant (1,8 million de francs) ou s'indignant que l'inauguration du tunnel ait coûté la somme rondelette de 80 millions de francs. Mais les petits porteurs réservaient l'essentiel de leur hargne sur les banques et les pouvoirs publics. Emportés par la paranoïa, certains soupçonnaient même le président d'avoir entravé le vote des actionnaires, en suggérant aux banques de freiner les formalités permettant aux petits actionnaires de voter...

Cependant, l'essentiel de la critique développée par les actionnaires concernait les conflits d'intérêt pouvant exister entre les fonctions actuelles ou passées de certains administrateurs-banquiers. Compte tenu du front commun présenté par les deux associations d'actionnaires (AAE et ADACTE), représentées par la lobbyiste Sophie L'Hélias, cinq résolutions n'ont été adoptées qu'à 62,5% des voix. Parmi les résolutions contestées : le renouvellement du mandat de Philippe Lagayette, DG de la Caisse des dépôts et jugé trop proche des banques, ainsi que celui de Roy Chapman, soupçonné du même défaut... Mais les résolutions extrémistes défendues par l'ADACTE seule (la révocation de quatre administrateurs, dont Patrick Ponsolle, et la nomination de petits porteurs à leur place) ont remporté moins de 13% des suffrages. Comme l'explique Christian Cambier, président de l'Association pour l'action Eurotunnel (AAE) : "Philippe Lagayette est sûrement l'un des mieux qualifiés pour nous défendre au sein du Conseil d'administration et si nous avions une seulement chance de le renverser nous ne l'aurions pas fait. Nous avons seulement voulu attirer l'attention sur les conflits d'intérêt..."

Des raisons de se plaindre
Au Crédit Foncier de France, un cas exemplaire, les petits porteurs ont aussi des raisons de se plaindre de l'information qui a été donnée aux actionnaires. Alors qu'en novembre 1995, la valeur d'actif était supposée se situer entre 305 et 322 francs par action, à l'occasion du projet de fusion avec la SIF, cette valeur tombe à 35 francs cinq mois plus tard... D'où la guerre de tranchée menée par l'ADAM pour refuser d'approuver les comptes de l'exercice... Une guerre de tranchée difficile, certains gérants ayant reçu des pressions...

Année après année, la décote de certaines holdings fait aussi l'objet de tirs croisés de la part des fonds de pension américains. Les critiques de plusieurs institutionnels étrangers sur la gestion de la CIP, filiale de la BNP, ont permis qu'une OPE soit présentée en 1996. La parité d'une action CIP pour une BNP semblait généreuse jusqu'à ce que l'action recule. SBC Warburg a donc fait une offre de reprendre la totalité de la CIP pour permettre aux minoritaires de recevoir de l'argent comptant. Une bonne tentative de pression mais qui n'a pas abouti, la BNP ayant déjà l'impression d'avoir fait un effort...

La lobbyiste Sophie L'Hélias, à l'origine de cette action, avait déjà trouvé une nouvelle cible : l'Institut de participation de l'Ouest. L'Assemblée générale de l'IPO, dans le capital de laquelle figurent trois SDR, a donc été moins routinière que d'habitude. Mandatée par l'investisseur franco-américain Guy Wyser-Pratt et l'arbitragiste Verneuil Finance, Sophie L'Hélias a posé une vingtaine de questions au management. Par la suite, Wyser-Pratte et son allié français ont été très déçus des réponses apportées par le management. Ils regrettent le renouvellement du mandat de certains administrateurs-fantômes. Et s'interrogent sur une gestion jugée "étrange" et "opaque". Mais les deux trouble-fête ont déjà acquis 5% du capital de l'IPO, et visent "une prise de contrôle rampante" en montant d'abord jusqu'à 10%. Ils pourraient ainsi convoquer une Assemblée générale, demander une expertise de minoritaires ainsi que des postes d'administrateurs. Objectif : contraindre la société à céder certaines participations, et à racheter ses propres actions en Bourse.... Opportunément, le Conseil régional des Pays de Loire a choisi d'augmenter sa participation dans le capital de l'IPO de 5,6% à 7% et pourrait être suivis par la Caisse des dépôts et le Crédit industriel de l'Ouest...

Dossiers à scandale
A l'AG du Comptoir des entrepreneurs, les petits actionnaires ont aussi essayé d'obtenir la création d'une provision pour les indemniser, et posé des questions sur les comptes. Autre dossier à scandale : celui de la Banque Pallas-Stern. Pour Déminor, qui a remis un rapport aux autorités de tutelle, l'information donnée aux actionnaires a souvent été contradictoire... Autre coup d'éclat : celui de Jean-Marie Eveillard, gérant de SoGen Funds, qui n'a pas apprécié les modalités de la fusion de deux des trois holdings qui ont été réunies dans Fimalac. "C'est courageux de se prendre Ladreit de Lacharrière de front, commente un observateur. Beaucoup de gérants n'ont pas ce courage...."

Et puis il n'y a pas que les Assemblées générales... Les procédures menées par les minoritaires devant la justice commencent à porter leurs fruits. Alain Géniteau, discret administrateur brestois, vient ainsi de remporter deux victoires significatives. D'abord il a fait condamner Cerus à rendre 23 millions de francs (plus les intérêts) pompés illégalement à sa filiale à 28% Valéo. Ensuite, il est à l'origine du procès Testut à l'issue duquel Bernard Tapie a été condamné pour abus de biens sociaux. En cause là aussi, notamment : les prélèvements abusifs réalisés par les sociétés personnelles de l'homme d'affaires sur l'entreprise de pesage, en vertu de conventions d'assistance liant les unes et les autres. Mais Géniteau a aussi attaqué Jean-Luc Lagardère pour des motifs similaires : des transferts de son groupe à sa société Arjyl Groupe, rebaptisée Lagardère Capital et Management et qui prélève un pourcentage du chiffre d'affaires du groupe. Cette société réalise des bénéfices substantiels (27,9 millions de francs en 1994, 21,9 millions en 1993...). Or elle est détenue à 99,99% par Lagardère SA, elle même détenue à 99,99% par Jean-Luc Lagardère. Mais ce genre de transfert, qui soustrait une partie du bénéfice aux actionnaires minoritaires en échange de prestations pas toujours clairement définies, est un peu une habitude franco-française. "Aux Assemblées, aucun gérant de Sicav n'ose s'attaquer à Lagardère et les conventions sont ratifiées...", note un spécialiste. Ce genre d'opération a aussi profité à Artémis, holding de François Pinault, liée à Pinault Printemps Redoute par une convention d'assistance.

Alain Géniteau ne s'arrête pas en si bon chemin : outre une constitution de partie civile dans le dossier du Crédit Lyonnais (pour présentation de faux bilan par Jean-Yves Haberer) et des filiales de la Générale des eaux (dossier Pelat), il dit regarder de près la sincérité des comptes présentés naguère par le Crédit Foncier...

Manque de professionnalisme
Pour autant, les minoritaires n'ont pas encore gagné la partie... D'abord, les banques manquent encore de professionnalisme dans la gestion des droits de vote des actionnaires. En effet, ces derniers doivent demander un certificat d'immobilisation de leurs titres pour voter. Or de nombreuses banques tardent à le faire ou tout bonnement ne savent pas comment procéder. "J'ai été étonnée de voir que des directeurs d'agence m'appelaient pour savoir comment faire les formalités d'immobilisation des titres", raconte, abasourdie, Colette Neuville. De plus, certains dirigeants utilisent encore des moyens un peu mesquins : à l'AG de la SCPI Unipierre V, commencée à 16h, Déminor n'avait toujours pas pu poser ses questions à 22 heures....

De fait, la concurrence fait rage sur la planète des minoritaires. Certes, des comportements exemplaires ont toujours cours, comme l'intervention bénévole de l'avocate Sophie L'Hélias dans l'affaire Eurotunnel. Mais les différents défenseurs des minoritaires se battent parfois pour obtenir des affaires. En privé, ils s'accusent de se prendre de la clientèle, d'être des boursicoteurs, des irresponsables ou d'être inféodés à tel ou tel... "C'est un menteur, un tricheur et un voleur" s'emporte un responsable d'association à l'encontre d'un concurrent.

Rivalités et zizanie
Le jour de l'AG d'Eurotunnel, la plate-forme élaborée entre les deux associations concurrentes, AAE et ADACTE, a volé en éclats. La dernière a choisi une ligne dure, s'en prenant violemment au PDG et réclamant sa révocation, ainsi que celle de trois autres administrateurs, pour les remplacer par ses adhérents. L'ADACTE et l'AAE ont même échangé des mots. Albert Jauffret, président de l'ADACTE s'exclamait: "Vous avez trahi ! Vous soutenez Ponsolle. C'est scandaleux !". Christian Cambier, président de l'AAE rétorquait : "Jauffret président, mais c'est complètement c... ! Et on ne peut pas nommer des secrétaires de direction au conseil d'administration d'un bateau ivre de 100 milliards de francs. Qui plus est à un mois de la conclusion des négociations." Et puis les contingences matérielles se font de plus en plus sentir. "Je regrette qu'on n'ait pas des actions de groupe comme aux Etats-Unis, qui permettent de répartir la charge sur tous les bénéficiaires de l'action, au prorata de leur bénéfice", explique l'avocat Georges Berlioz. Chez Déminor, on essaie au minimum d'aller en justice. D'abord parce que les minoritaires gagnent rarement.

Trop de gérants de Sicav ne votent pas ou donnent leur pouvoir en blanc au PDG, de peur de se couper du management. "Les droits des minoritaires commencent à s'améliorer, car l'on part de très bas, explique Maître Georges Berlioz. Mais on n'avancera vraiment que quand les gestionnaires et les investisseurs institutionnels auront les mêmes comportements fiduciaires qu'aux Etats-Unis".

Adrien de Tricornot et Gilles Pouzin.
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