Marchés Emergents > | Rédigé le 25 février 1999 Docteur Mobius, à la recherche des joyaux émergents : "L'Indiana Jones" de l'investissement croit aux pays en développement. |
Arborant un sourire impassible malgré le décalage horaire qui trahit sa fatigue, Mark Mobius pénètre dans le bureau parisien de Templeton. Dans son costume tiré à quatre épingles, ce petit bonhomme au look de Yul Brynner est le plus grand gourou des marchés émergents. Le docteur Mobius, comme l'appellent ses collègues, a acquis sa réputation en écumant les marchés émergents depuis trente ans, à la recherche des meilleurs investissements. Quand il entre à la société de gestion américaine Templeton, en 1987, il n'a que 87 millions de dollars à placer. Douze ans plus tard, et malgré le krach qui lui a fait perdre un tiers de ses actifs, Mark Mobius est à la tête du plus gros portefeuille investi sur les pays en développement: plus de 10 milliards de dollars.
En escale à Paris entre son quartier général asiatique et un rendez-vous aux Bahamas, Mark Mobius porte sur la crise un regard à la fois sévère et plein d'espoir.
Les
dirigeants thaïlandais ont menti
"La crise des marchés émergents
n'était pas une crise du secteur privé, ni une crise des économies,
ni même une crise des sociétés multinationales mais simplement
une crise monétaire", explique-t-il en préambule. Selon lui,
la crise a été déclenchée parce que la Thaïlande
essayait de maintenir sa monnaie à un niveau insoutenable. Une simple
comparaison des parités de pouvoir d'achat montrait que le baht aurait
dû baisser progressivement plutôt que de s'accrocher obstinément
au dollar. "Les dirigeants thaïlandais ont menti à leurs citoyens
en leur disant que le baht était une monnaie forte", juge Mark Mobius.
"La monnaie d'un pays est une chose trop importante pour être laissée
entre les mains du gouvernement", insiste-t-il. Si les banques centrales
ne veillent pas scrupuleusement sur la crédibilité de leur monnaie,
Mobius craint qu'une nouvelle crise monétaire balaye la planète
dans une dizaine ou une quinzaine d'années. Et il n'a aucune confiance
dans la capacité des banques centrales à prévenir ces dérives
car il les soupçonne d'être aux services des gouvernants. "Même
l'indépendance de la Fed ne garantit pas éternellement la meilleure
politique monétaire, ironise-t-il. Pour l'instant elle est gérée
de façon admirable par Alan Greenspan mais qui sait ce qui arrivera avec
le prochain gouverneur?"
Le seul remède auquel croit le docteur Mobius est le développement des "currency board", c'est à dire les comités de pilotage monétaire indépendants comme ceux mis en place en Argentine, en Bulgarie, ou en Estonie. Ces comités monétaires doivent veiller à ce que toute création de monnaie soit garantie par des actifs tangibles. "On pourrait même envisager un taux de change fixe indexé sur l'or", poursuit cet anticonformiste qui n'a jamais peur d'être iconoclaste.
Les
investisseurs reviendront
Le Fonds monétaire international n'échappe
pas non plus aux coups de griffe du docteur Mobius. "Les gens oublient
que le seul mandat du FMI est de stabiliser le marché des changes, rappelle-t-il.
Quand la crise thaïlandaise a commencé le FMI aurait dû essayer
d'arrêter la fuite des capitaux plutôt que de prescrire des mesures
économiques qui n'ont fait qu'empirer les choses."
Le second aspect de la crise le plus important aux yeux du docteur Mobius est qu'elle entraîne des excès qui finissent par s'auto-corriger. "Les cours plongent souvent bien trop bas et l'histoire nous montre qu'ils rebondissent aussi très fortement", remarque-t-il. Cet adepte des préceptes du yin et du yang croit naturellement aux forces équilibrantes des retours de balancier: "Le résultat de cette crise est que les pays dont les monnaies sont devenues sous-évaluées voient leur balance commerciale redevenir positives, comme en Corée ou en Thaïlande, décrit-il avec conviction. L'excédent commercial entraîne un afflux de devises, les réserves monétaires du pays augmentent et un cercle vertueux s'enclenche." Le pays regagne la confiance des investisseurs ce qui réduit les intérêts de sa dette et lui permet de la rembourser plus rapidement.
Mark Mobius a bien sûr été très affecté par la crise des pays émergents. Mais ce baroudeur qui voyage 300 jours par an en a vu d'autres. Celui que le Boston Globe surnomme "l'Indiana Jones de l'investissement" sait bien qu'il faut être patient dans ces marchés capricieux. "Les pays émergents sont plus instables que les pays développés, mais cela crée des opportunités", confie-t-il. En observant la durée des cycles boursiers depuis quinze ans, il a calculé que les périodes de baisse durent entre douze et dix-huit mois sur les marchés émergents alors qu'elles durent entre trois et quatre ans dans les pays développés. A l'inverse, les périodes de hausse des marchés émergents durent environ trois ans alors qu'elles durent près de onze ans dans les marchés développés.
L'instabilité
crée des opportunités
En somme, les crises et les reprises font partie
du cycle normal d'euphorie et de dépression des pays émergents.
Il suffit d'être patient pour profiter des bienfaits du temps. "Même
s'il y a des à-coups, la tendance séculaire des investissements
dans les pays émergents est à la hausse", assure Mark Mobius.
Avec le vieillissement de la population il y aura de plus en plus d'argent dans
les fonds de pension. Ces derniers investiront de plus en plus en actions et
se diversifieront dans les marchés émergents. Il y aura toujours
des périodes de crise mais les investisseurs reviendront.
Le secret de Mark Mobius est de ne pas avoir le tournis dans les montagnes russes. "Quand on applique une méthode stricte de recherche d'actifs sous-cotés, on sort automatiquement des marchés qui deviennent chers pour investir dans les pays qui sont relativement moins chers", résume en toute simplicité ce docteur en économie du Massachusetts Institute of Technology qui parle Chinois couramment. Selon ces critères, les actions portugaises et grecques sont par exemple devenues très chères. "Une simple observation du rapport cours sur actif net, même si ce n'est qu'une estimation approximative, permet une bonne comparaison du prix des sociétés, poursuit-il. En 1996, par exemple, quand les banques thaïlandaises valaient 3,5 fois leurs actifs, nous les avons vendu pour acheter des actions de banques grecques qui étaient moins à la mode". Aujourd'hui, les entreprises françaises se payent en moyenne quatre fois leurs actifs, les entreprises américaines cinq fois et les sociétés des pays en développement entre une fois et une fois et demi la valeur de leur patrimoine net de dettes. "Je pense que c'est un très bon moment pour acheter", se réjouit cet éternel optimiste.
Une
passion et un sacerdoce
Les opportunités ne manquent jamais
pour ce travailleur acharné toujours aux aguets. Aujourd'hui, ses pays
favoris sont ceux dont les autres se méfient, comme le Brésil,
l'Afrique du sud, l'Argentine, le Mexique ou la Pologne. Mais aussi les économies
convalescentes, comme la Thaïlande, la Corée ou Singapour. Sur le
plan des sociétés il s'intéresse aux producteurs de matières
premières qui sont pénalisés par la chute des cours, comme
le producteur de pâte à papier brésilien Aracruz ou le groupe
minier brésilien Vale Do Rio Doce. Il mise également sur les sociétés
exportatrices et les producteurs de biens de consommation, comme le groupe Cheong
Kong de Hong Kong. Pour Mark Mobius, les marchés émergents sont
une passion et un sacerdoce. A 62 ans, ce célibataire endurci continue
de sillonner le monde à bord de son Jet de fonction sans penser à
la retraite ni aux vacances. Demain, il repart pour Nassau, où l'attend
son mentor, Sir John Templeton, 86 ans, qui partage son émerveillement
pour les joyaux émergents.
*1937,
naissance de Mark Mobius. Fils d'un père Allemand et d'une mère
Portoricaine, il a longtemps la citoyenneté américaine avant d'opter
pour un passeport allemand.
*1964, doctorat d'économie et de sciences politiques au
Massachusets Institute of Technology de Boston.
*1987, Mark Mobius entre chez Templeton où il gère
aujourd'hui 10 milliards de dollars sur les marchés émergents.
Mark Mobius croit aux pays dont les autres se méfient. Son plus gros investissement est la société de télécommunication mexicaine Telmex. Son pays favori est la Thaïlande, avec des titres comme Thai Farmers Bank, Bangkok Bank et Siam Cement.