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Rédigé le 10 novembre 1998 |
Comment les dragons d'Asie sont-ils passés si rapidement du statut de locomotive mondiale à celui de bulle spéculative? Les causes économiques ont été longuement discutées. Laissons les de côté. La vrai raison est avant tout psychologique. En allumant votre télévision sur LCI vous entendez que les marchés sont moutonniers, sur CNN on dénonce leur herd mentality, c'est à dire l'esprit de troupeau. Malheureusement, le moutonnisme est une épidémie très répandue sur les marchés. C'est même la clé de voûte de toute spéculation. Les marchés émergents sont l'archétype de ce phénomène. Alors que les investisseurs se bousculaient pour investir dans les pays en développement il y a dix-huit mois, ils se ruent aujourd'hui vers la sortie comme des moutons de Panurge. L'emballement fabuleux qui a duré jusqu'à l'été 1997 et la chute qu'ils ont connue depuis réunissent en effet les quatre symptômes communs à toutes les bulles spéculatives.
Quatre
symptômes
On reconnaît le moutonnisme à quatre traits caractéristiques
que l'économiste John Kenneth Galbraith énumère dans son
livre, Histoire courte de l'euphorie financière (1). Premièrement, une hausse des valeurs
capture l'imagination de ceux qu'elle enrichit. Les premiers qui se sont aventurés
sur les marchés émergents, comme Mark Mobius, le gourou de la
société de gestion américaine Templeton, ont par exemple
bénéficié de performances extraordinaires. En trois ans,
du début de 1987 à le début de 1990, les actions des pays
émergents ont gagné plus de 200%.
Deuxièmement, les experts sont persuadés que quelque chose de nouveau justifie la revalorisation des actifs. Pour les marchés émergents c'est le syndrome du miracle asiatique et d'un modèle de développement vertueux qui devait révolutionner la moitié de la planète. "Des débuts miraculeux" annonce ainsi un bulletin de la Banque Mondiale de 1995, en précisant que "le développement de l'Asie ne fait que commencer". Les plus optimistes anticipent une poursuite de cet enthousiasme à l'infini. "En 2010, les pays en développement devraient représenter 60% de l'économie mondiale et 40% de la capitalisation boursière de la planète", déclare un économiste de Baring Securities en 1995. En langage courant, cela ressemble très fortement à l'expression tirer des plans sur la comète.
Hausse
irréversible
Troisièmement, les investisseurs sont convaincus qu'en dehors de reculs
temporaires, la hausse est irréversible. L'optimisme suscité par
les marchés émergents est à ce titre exemplaire: même
après la dévaluation du baht thaïlandais qui a marqué
le début de la crise asiatique le 2 juillet 1997, la banque Merrill Lynch
donne à ses clients: "Dix raisons d'aimer Hong Kong". Quatre
mois plus tard, cette Bourse plongera de 50%.
Le quatrième symptôme, sans doute le plus sournois, est que ceux qui ne croient pas à la hausse sont critiqués par les moutons et fortement encouragés à rejoindre le troupeau. Les publicités fleurissent d'abord dans les journaux pour vanter la performance miraculeuse des marchés émergents : "Gestion Orient, première de toutes les sicav avec une performance de 107% en 1993", annonce triomphalement la Banque Indosuez. Au bout de quelques années de gains répétés, tout le monde est convaincu de la nécessité d'investir dans les marchés émergents. Ce consensus se mesure notamment par la croissance du nombre de placements créés à cette fin. Alors que les fonds d'investissements sur les marchés émergents étaient quasi inexistants dix ans plus tôt, on en dénombre plus de 1600 dans le monde fin 1996, et pas moins de 80 en France. Des bureaux de poste aux guichets du Crédit agricole, les placements émergents sont disponibles dans tous les villages de France.
Panique
financière
Tant que cela monte, tout va bien. Mais le problème est que les vagues
d'euphorie moutonnière se terminent souvent en panique financière.
"L'Histoire démontre que les acteurs des marchés financiers
sont sujets à des vagues d'optimisme, diagnostique Alan Greenspan, le
président de la banque centrale américaine. Un optimisme excessif
sème les graines de son propre revers. Quand les attentes ne se réalisent
pas, le débouclement des excès financiers amplifie la rechute."
Le moral des investisseurs tombe alors brutalement à zéro et ils
ne veulent plus voir que le mauvais côté des choses. "Le sentiment
est devenu si négatif à l'encontre des pays émergents qu'ils
ne pourront pas se redresser tant que les marchés ne seront pas persuadés
que le risque de spirale déflationniste n'est plus une menace",
expliquait ainsi dernièrement une économiste du courtier Salomon
Smith Barney. Evidemment, il est plus facile de dénoncer le comportement
moutonnier des investisseurs une fois qu'une crise s'est déclenchée
plutôt qu'avant. La spéculation immobilière des années
80 qui a fait perdre des milliards de francs aux banques françaises réuni
tous les critères du moutonnisme. L'engouement pour les valeurs de high-tech
américaines et les revers qu'elles ont connu ces derniers mois sont aussi
une illustration du comportement moutonnier des marchés.
Les
sceptiques prédisent le krach
Mais que dire des autres marchés qui ne cessent de monter et qui affichent
les quatre symptômes du moutonnisme sans que l'on puisse vraiment prouver
qu'il est voué à de graves déceptions. Les actions américaines,
par exemple, ont été multipliée par dix depuis 1982. La
nouvelle économie, la révolution technologique, les gains de productivité
et la disparition des récessions justifient cette forte revalorisation
de Wall Street. Du coup, un foyer américain sur deux y a placé
ses économies en espérant y faire fortune. Les sceptiques prédisent
régulièrement que ces illusions finiront en krach boursier. Mais
comme ils se trompent depuis des années, plus personne ne les écoute.
Alors? Bulle ou pas bulle? Les marchés obligataires américains,
français ou allemand, sont dans la même situation. Ils ont gagné
500% depuis quinze ans et le monde entier justifie leur valorisation par un
phénomène nouveau et irréversible: la mort de l'inflation.
Rien ne prouve pour l'instant que les investisseurs se trompent et leur comportement
moutonnier est salué comme du bon sens.
Investisseurs
amnésiques
La première cause du moutonnisme est que les marchés ont la mémoire
courte. "Ce problème est amplifié par la presse qui se contente
souvent d'expliquer pourquoi les tendances actuelles vont se poursuivre",
soupçonne François Sicart, président de Tocqueville Asset
Management à New York. Pour montrer à quel point les marchés
ont été moutonniers et ont oublié leurs erreurs par le
passé, ce gestionnaire iconoclaste a ressorti quelques citations cruelles.
"La mort des actions", titrait par exemple Business Week en août
1979, après quelques mauvaises années et à l'aube de son
envolée prodigieuse. "Les obligations ne sont que des certificats
de confiscation", écrivait la banque Goldman Sachs en 1980, alors
que le marché obligataire avait été ruiné par l'inflation
mais qu'il s'apprêtait à connaître ses plus belles années.
Nos archives renferment aussi quelques perles d'humilité: "Le Japon
creuse l'écart sur tous les fronts", titrait L'Expansion du 8 juin
1989, en annonçant "l'économie japonaise va devenir de plus
en plus puissante et de plus en plus performante." Depuis cette époque,
l'indice Nikkei de la Bourse de Tokyo a perdu 67%, et l'archipel a connu sa
plus grave récession. "Il semble que nous soyons toujours préparés
au dernier événement survenu plutôt qu'à celui qui
risque d'arriver", remarque ironiquement Peter Lynch, le gourou de Fidelity
Investment (2).
Une
minorité d'anti-moutons
Puisqu'on connaît l'origine du mal, on peut tenter d'y échapper.
C'est ce que font les contrariens, ces gestionnaires qui investissent dans le
sens contraire des tendances. La première limite de cet exercice est
que les anti-moutons sont par définition en minorité. "C'est
dur, avoue François Sicart, contrarien notoire. Je dois passer ma vie
à me justifier car mes idées sont contraires à ce que mes
clients entendent dans les cocktails." La seconde limite est que les contrariens
ne gagneraient jamais d'argent s'ils n'étaient pas imités par
les investisseurs moutonniers.
Sans
moutonnisme, point de hausse
La cause est entendue: les investisseurs sont moutonniers. Ils achètent
quand ça monte et vendent quand ça baisse. Mais c'est l'histoire
de la poule et de l'oeuf. On peut en effet aussi bien démontrer que les
marchés montent parce que les gens achètent, et non le contraire.
Wall Street n'aurait par exemple jamais autant monté si les épargnants
américains n'y avaient pas massivement placé leurs économies.
"Les moutons font le marché, constate Jean Malo, gestionnaire à
la société Vaughan Nelson à Houston. L'objectif est d'être
à la tête du troupeau. Il faut être un des premiers acheteurs
et un des premiers vendeurs." Le phénomène de troupeau semble
donc inhérent au fonctionnement des marchés et pratiquement inévitable.
Quelles que soient leurs justifications économiques, les crises financières
ont encore de belles années devant elles.
(1) John Kenneth Galbraith, A short history of financial euphoria, éditions Whittle books et Penguin USA, 113 pages, 1993.
(2) Peter Lynch, Et si vous en saviez déjà assez pour gagner en Bourse, éditions Peyrat & Courtens, 216 pages, mars 1992.