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Rédigé le 24 mars 1998
Maintenant que Yeltsin crache des flammes :
Conséquences du remaniement ministériel en Russie.

Pioneer Securities est une filiale de Pioneer Group, une société d'investissements de Boston créée en 1928 qui gère aujourd'hui 22 milliards de dollars. Pioneer s'est bâtie une forte réputation sur les marchés émergents en établissant une présence locale en Inde, en République Tchèque, en Pologne et au Ghana. Pioneer Securities s'est implantée en Russie début 1995 en rachetant une banque moscovite. John Ryan, directeur de la recherche financière chez Pioneer Securities à Moscou, donne son interprétation du remaniement ministériel annoncé par Boris Yeltsin lundi 23 mars 1998.

Que signifie le remaniement surprise du gouvernement russe pour l'économie et les investisseurs étrangers?
Premièrement, le renvoi du gouvernement est là pour rappeler que Yeltsin est le politicien russe le plus imprévisible. Et pour cette raison c'est largement de sa faute si le marché russe a été plus affecté par la crise asiatique que la plupart des marchés asiatiques eux-mêmes. Cela dit, il y a toutes les chances pour que le nouveau gouvernement soit plus réformiste que celui de Chernomyrdine. C'est pourquoi les actions et les obligations russes sont remontées après que les investisseurs aient absorbé le choc de cette nouvelle qui a pris absolument tout le monde par surprise.

Les marchés financiers russes n'aiment généralement pas les surprises de ce genre. Quelles sont les bonnes et les mauvaises nouvelles de ce remaniement ministériel pour les investisseurs étrangers?
Il n'y a probablement pas de mauvaises nouvelles du tout, excepté pour les investisseurs obligataires qui espéraient acheter les emprunts russes en deutsche mark dont l'émission a été reportée. Souvenez vous que la Bourse russe a plongé de près de 50% depuis l'automne et a seulement commencé à remonter depuis quelques semaines. Les investisseurs russes n'ont pas d'autre choix que d'investir en Russie. Mais les investisseurs occidentaux, qui ont vu les gains gigantesques de ces dernières années, n'étaient pas prêt à réinvestir en Russie sans une bonne raison. Cet ébranlement du gouvernement va probablement être cette bonne raison. Kirienko n'a que 35 ans et il est l'un de ces "jeunes réformistes en culottes courtes" que Chernomyrdine dénigrait il y a quelques années. Il fait de l'agitation appropriée sur la façon dont le gouvernement devrait conduire sa politique, se tenir à un budget strict, réformer la fiscalité et forcer les sociétés russes à payer leurs factures. Si on lui donne une chance de diriger le gouvernement on verra beaucoup plus d'argent rentrer en Russie. Si Nemtsov emporte le poste, c'est encore mieux. Il est respecté par les investisseurs occidentaux, et aussi par les grandes banques et sociétés industrielles. Les investisseurs ont longtemps espéré que le gouvernement russe finisse par entamer la transformation de ce pays du capitalisme sauvage en quelque chose qui commence à ressembler à l'état de droit des sociétés occidentales. Avec ce remaniement gouvernemental, cet espoir va devenir une perspective.

Une des raisons évoquée pour le remaniement était l'incapacité du gouvernement à collecter les impôts, payer les salaires et faire décoller la croissance. Quelle est la situation économique et comment le nouveau gouvernement pourra-t-il la changer?
L'économie russe a été perturbée pendant des années, et le gouvernement, comme Yeltsin l'a dit, est légitimement à blâmer pour l'absence de croissance et le peu de perspectives pour l'Ivan Ivanovitch de la rue. Les gros problèmes sont les importantes taxes irrécouvrables, la corruption endémique et la crise des non-paiements. Si le nouveau gouvernement peut résoudre le problème des non-paiements, les impôts et la corruption seront alors bien plus faciles à régler. Le nouveau gouvernement sera-t-il assez fort pour faire ce travail? Personne ne sait. Mais maintenant que la lenteur de Chernomyrdine est écartée et que Yeltsin crache des flammes, il y a des raisons d'espérer que les choses finissent par bouger.

Le remaniement ministériel n'a pas arrêté le rapprochement Elf-Yuksi ou la privatisation de Rosneft. Comment les investisseurs étrangers perçoivent-ils les opportunités d'investissements en Russie? Quels sont leurs risques et leurs perspectives?
L'achat de 5% de Yuksi par Elf est une illustration parfaite du climat d'investissement en Russie. Alors qu'Elf est la plus grosse compagnie pétrolière en France, elle est petite comparée aux principales compagnies pétrolières internationales. Du point de vue de Yuksi, il aurait été préférable de se lier avec une compagnie comme Amoco ou British Petroleum qui ont beaucoup plus d'argent à investir dans les champs pétrolifères. Mais les mendiants ne peuvent pas être ceux qui choisissent. Yuksi est contrôlée par Rosprom, du groupe Menatep Bank, qui est connu pour rouler les actionnaires minoritaires en diluant leurs participations.

Les géants du pétrole occidental ont déjà sélectionné les partenaires russes les plus dignes de confiance, comme Lukoil ou Sibneft. Ce sont des risques comme la dilution qui empêchent le prix des actions russes d'approcher le niveau de leurs équivalents internationaux. Exxon peut valoir 18 dollars par baril de pétrole dans ses réserves, mais même une compagnie russe de premier rang comme Lukoil vaudra seulement 5 dollars par baril. Si le nouveau gouvernement peut commencer à soulager l'inquiétude des investisseurs et faire des règles sensées qui s'appliquent à tout le monde sur le marché quelles que soient ses relations politiques ou sa nationalité, alors la Bourse s'envolera et rendra tout le monde riche.

Nous aimerions aussi connaître les conséquences du remaniement ministériel et des récentes annonces impliquant l'industrie pétrolière sur le marché du pétrole.
La Russie est encore trop faible sur le marché du pétrole pour avoir autant d'influence sur les cours que, par exemple, l'Arabie Saoudite. La Russie est le cinquième producteur de pétrole du monde, mais elle est un suiveur, pas un leader. Les compagnies pétrolières russes et le gouvernement sont trop dépendants du prix qu'ils peuvent tirer, n'importe quel prix, de leurs exportations, pour essayer d'orienter le marché comme l'Opep le fait. Quand les principaux pays producteurs se sont entendus pour réduire leur production de 2 millions de barils par jour, la Russie n'était pas partie prenante à cet accord. Elle ne peut pas se permettre de réduire ses exportations.

Gilles Pouzin
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