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Rédigé le 19 septembre 1995
SFI, la banque d'affaires du tiers monde :
Comment cette branche de la Banque Mondiale développe le secteur privé des pays pauvres.

S'enrichir en aidant les pauvres. Trop beau pour être honnête ou suffisamment hypocrite pour ne tromper personne. C'est pourtant ce que fait la Société financière internationale, la SFI, dans les pays du tiers monde. Depuis sa création, en 1956, cette émanation de la Banque mondiale navigue entre organisme de bonnes oeuvres et banque capitaliste. En trente-sept années d'existence, elle a directement procuré 14 milliards de dollars à 1 290 entreprises de 109 pays en voie de développement, mais elle n'a jamais connu une seule année déficitaire. Pour l'exercice clos le 30 juin 1994, son bénéfice net s'envole de 82%, à 258 millions de dollars. "Faire des profits n'est pas un luxe, c'est une nécessité", résume Jannick Lindbaek, vice-président exécutif de la SFI.

Facile de faire de l'argent
Il est vrai que l'environnement économique des pays en voie de développement est devenu particulièrement favorable dans les années 1990. En 1993, le taux de croissance du PIB a atteint 9,2% dans la zone Asie de l'Est-Pacifique et 3,5% en Amérique latine et aux Caraïbes, contre seulement 1,3% en moyenne pour les sept pays les plus industrialisés. L'investissement direct des étrangers dans les pays en développement est passé de 10 à 50 milliards de dollars par an entre 1987 et 1993, la capitalisation boursière des marchés émergents a été multipliée par dix entre 1985 et 1993, à plus de 1600 milliards de dollars, avec une envolée de 70% rien qu'en 1993. Facile de faire de l'argent dans ces conditions, disent les jaloux. Mais qui croyait à ce succès il y a seulement dix ans, quand la crise de la dette mexicaine mettait en péril la première banque américaine, Citicorp? A la différence des spéculateurs qui ont pris le train en marche, la SFI n'est pas simple spectateur de cet engouement. Dans les coulisses, elle en est le plus efficace promoteur.

Alors que le FMI et la Banque mondiale s'apprêtent à fêter leur cinquantenaire sous le signe du doute et de la remise en cause, il n'y a que son trop jeune âge qui empêche la SFI de leur faire de l'ombre. Comme sa grande soeur, la SFI est dédiée à l'aide aux pays en voie de développement. Mais contrairement à la Banque mondiale, qui ne prête qu'aux Etats, la SFI ne participe qu'à des projets privés. Et ses 161 pays actionnaires, les mêmes que ceux de la Banque mondiale, ne l'abreuvent pas chaque année en dons comme cette dernière. Ils l'ont tout au plus autorisé à emprunter sur les marchés internationaux des capitaux. Elevée à la dure, la SFI est devenue la plus brillante institution tiers-mondiste.

Il faut plus de dollars
Prêter et faire prêter par d'autres banques, prendre des participations et y entraîner d'autres investisseurs, conseiller les Etats pour leurs privatisations, développer et promouvoir leurs marchés financiers, tous les moyens sont bons pour faire affluer cet argent dont les entreprises du tiers monde ont tellement besoin. Pelle mêle, les derniers projets de la SFI donnent le vertige d'un inventaire à la Prévert : une conserverie de haricots verts au Kenya, des réseaux d'assainissement d'eaux au Mexique, la restauration du célèbre hôtel Métropole à Hanoi... Pour les 231 projets qu'elle a approuvé en 1994, la SFI fournira directement 2,5 milliards de dollars sur un coût total de 15,8 milliards. C'est normal, et même voulu : il faut plus de dollars. Il faut voir grand et miser sur l'effet de catalyse. Pour chaque billet vert qu'elle sort de ses caisses, la SFI veut en faire débourser 6 ou 7 par d'autres partenaires.

Miracle ou récompense méritée du travail de la SFI : les associés se bousculent avec enthousiasme au portillon. Le conglomérat minier britannique Lonrho s'est ainsi porté acquéreur de 35% d'une mine d'or en Ouzbékistan, premier investissement de la SFI dans cette région. L'Union Africaine-Vie, membre ivoirien du réseau international de l'UAP, vient de prendre 51% de la première compagnie d'assurance créée au Bénin. En 1985, cinq ans après l'adhésion de la Chine à la SFI, le premier investissement de cette dernière ne fut autre que Peugeot-GuangZhou, un cheval de Troie du constructeur automobile français. "Notre vocation est d'être des pionniers, affirme Jannick Lindbaek. Nous prenons des risques politiques que les autres ne prennent pas." En matière d'innovation, les financiers de la SFI ont une imagination sans limite. Face aux difficultés de privatisations des gros conglomérats d'Allemagne de l'Est, ils ont inventé une solution pragmatique. Après des ventes aux enchères réussies de lopins de terres et de camions bâchés au Nijni Novgorod, la SFI a répété cette expérience de privatisations à petite échelle dans une trentaine de villes russes. Ce type d'aventures a aussi ses revers. En 1993, la SFI a ainsi vu la proportion de ses prêts improductifs exploser de 28% à cause de la guerre yougoslave. Ce n'est pourtant pas par masochisme philanthropique que les industriels s'associent aux projets de la SFI. Le risque est beaucoup plus calculé qu'il n'y parait.

Les pays membres de la SFI accordent en effet des privilèges particuliers aux entreprises financées par ce biais. "Les sociétés auxquelles la SFI prête ont libre accès au marché des changes pour rembourser leur dette. Mieux, la SFI peut rapatrier les dividendes et les plus-values de ses participations", explique le rapport de Moody's. Les associés de la SFI bénéficient bien entendu de cette immunité particulièrement appréciable dans les nombreux pays qui ont encore un contrôle des changes très contraignant. Et sur le plan politique, le caractère privé des financements de la SFI leur ont toujours permis d'échapper aux moratoires et aux rééchelonnements de dettes souveraines. "Son statut de créancier préférentiel est sûr aujourd'hui et il a toutes les chances de le rester", conclut Moody's. Rassurés, les banquiers du monde entier participent aux syndicats de prêts organisés par la SFI, comme celui de 35 millions de dollars lancé en février dernier pour la construction d'un hôpital en Thaïlande, avec le concours de la BNP et du Crédit lyonnais. Une opération qui confirme la première place des banques françaises, créancières de plus de 20% des prêts syndiqués de la SFI.

Professionnalisme et rigueur
Les privilèges ne suffisent pas à se bâtir une réputation. Celle de la SFI repose avant tout sur un professionnalisme scrupuleux. Cette petite équipe de 1200 personnes rassemble des ressortissants de 94 pays, la plupart viennent avec un MBA en poche et la majorité ont testé leur pugnacité dans les salles de marché des banques privées, comme George HendgiNicolao, l'ancien patron du département des swaps de Bank of America, qui jongle aujourd'hui entre une vingtaine de devises pour gérer au centime près les 6 milliards de dollars de dette et les 4 milliards de trésorerie de la SFI. Pour ce qui concerne les missions originelles de financement, 80% du personnel s'y consacre exclusivement. Les responsables d'investissements passent en moyenne 90 jours par an à l'étranger, soit le tiers de leur temps de travail. Et il ne s'agit pas de délégations diplomatiques en visite de courtoisie. La preuve, le nouveau patron Jannick Lindbaek, un norvégien de 55 ans connu pour sa rigueur, n'a fait que deux déplacements à l'étranger depuis sa nomination le 1er janvier dernier, préférant superviser les opérations depuis son quartier général de Washington. "Et plus personne ne voyage en première, annonce Fons Marcelis, le Hollandais responsable du personnel et de l'administration. Alors que nous participons à un nombre croissant de projets nous avons économisé 2 millions de dollars en un an sur notre budget de représentation." Quelque soit le domaine, le mot d'ordre est clair : à la SFI, on gagne de l'argent.

La réussite la plus aveuglante dans ce domaine est incontestablement le raz de marée des marchés émergents. Des petits épargnants aux spéculateurs mythiques, les marchés émergents sont devenus en quelques années la coqueluche des investisseurs du monde entier. On peut dire que ces marchés, qu'on qualifiait péjorativement d'exotiques, n'existaient pas. Jusqu'au jour où, en 1984, Antoine Van-Agtmaël, un jeune Hollandais du département des marchés financiers de la SFI, invente cette expression magique. A l'époque, il avait fallu deux ans et une sacré dose de conviction à David Gill, le directeur du département, pour réunir les 50 millions de dollars nécessaires au lancement de l'emerging markets growth fund. Aujourd'hui, un coup de fil suffirait. Et il a fallu un travail de fourmi pour récolter des informations fiables sur près de1 500 sociétés cotées et construire les indices boursiers de 25 marchés émergents. Le succès s'est transformé en plébiscite. A tel point que la Bourse de Tel-Aviv, trop riche pour être qualifiée d'émergente, s'est vue refuser ce label envié. Les fonds sur les marchés émergents se vendent maintenant comme des petits pains. La SFI en a lancé plus de trente et a fait des centaines, voire des milliers d'émules chez les autres banques en s'alliant les investisseurs les plus prestigieux, comme Calpers, le deuxième plus gros fonds de pension américain, qui a récemment confié 300 millions de dollars au fonds indiciel sur les marchés émergents lancé par la SFI et géré par State Street Bank.

Comble de la consécration, le nouvel ami de la SFI n'est autre que le spéculateur Georges Soros, qui s'est laissé attendrir par une participation prometteuse dans un fonds de projets d'infrastructures en Asie et un fonds mondial pour l'électrification. Pour les spéculateurs new-age et les banquiers au grand coeur, il est vrai que le retard économique des pays pauvres n'a d'égal que leur potentiel de développement. A la roue de la fortune de la SFI, les derniers deviennent les premiers.

Gilles Pouzin
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