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Rédigé le 19 décembre 1994
Les Monstres attaquent la Bourse :
Comment les marchés électroniques sont devenus une activité très lucrative.

Chiffres
Des monstres envahissent la Bourse. Ce n'est ni un poisson d'avril ni un déguisement de mardi gras : ces monstres sont bien réels. Troster, Globex, Ibis, Instinet, Posit et Wasi. "Il existe une véritable ménagerie de monstres", explique Rubin Lee, président du cabinet de consultant Oxford Finance Group, qui a inventé cette expression médiatique pour attirer l'attention des autorités. Leur prolifération semble à tel point préoccupante que l'OICV, l'organisation internationale des commissions de valeurs mobilières, vient de leur consacrer un rapport ponctué de mises en garde.

Pas du tout préhistoriques
Le virus "Jurassik-Park" n'a pourtant pas contaminé les golden boys et il n'y a pas encore de dinosaures sous la verrière du Palais Brongniart. Ces "Monsters" sont en fait des "Market Oriented New Systems for Terrifying Exchange Regulators", que l'on peut traduire par "nouveaux systèmes ressemblant à des marchés qui terrifient les autorités boursières". Pas du tout préhistoriques. Il s'agit au contraire de systèmes de négociations électroniques dernier cri, sortes de Bourses privées sur ordinateur, qui poussent comme des champignons en orbite des places financières traditionnelles. Rien qu'aux Etats-Unis, la Securities and Exchange Commission, le gendarme de la Bourse américaine, a déjà recensé une vingtaine de ces "proprietary trading systems" qui brassent des dizaines de milliards de dollars chaque année. Si ces mutants sont encore embryonnaires de notre côté de l'Atlantique, leur avenir semble tout aussi prometteur. "Il existe déjà 23 marchés à terme comme le notre en Europe, leur ouverture à la concurrence et les nouvelles formes de négociation vont entraîner de grands chamboulements, prévient Gérard Pfauwadel, président du Matif. Il y aura des alliances et des réseaux, des regroupements et des disparitions."

Aujourd'hui, la floraison de ces nouveaux marchés privés semble inexorable. Elle s'impose même comme une évidence quand on sait la fertilité de son terreau. L'explosion des transactions financières internationales crée un besoin de services à l'échelle mondiale pour des méga-investisseurs tandis que le boom technologique des réseaux interactifs permet une offre compétitive de tels services. Enfin la déréglementation accompagne la déferlante, comme sur le vieux continent où la directive européenne sur les services en investissements autorisera, dès l'an prochain, la libre concurrence entre toutes les Bourses traditionnelles d'Europe et les nouveaux marchés privés qui s'y installeront.Si les opérateurs privés se précipitent pour créer de nouvelles entreprises de marché, c'est que leur route est pavée d'or.

Objet de convoitises
A la base, le marché financier est un service public consistant à optimiser l'allocation de l'épargne vers le financement de l'économie, mais cette mission est de plus en plus souvent confiée à des entreprises privées. Elles réalisent un chiffre d'affaires, font des bénéfices et ont des actionnaires (voir le tableau
Le filon des entreprises de marché). En fait, de nombreuses entreprises de marché fonctionnent plutôt comme une coopérative. "Nous devons juste faire assez de profits pour investir dans notre modernisation et avoir des réserves de sécurité pour l'avenir, explique Richard Grasso, président du New York Stock Exchange (NYSE). Mais notre raison d'être est avant de faire profiter nos membres, qui sont à la fois nos clients et nos actionnaires, du meilleur service au meilleur coût. L'objectif semble atteint puisque nous sommes la plus grosse bourse du monde." D'autres optent plus franchement pour le 100% capitalisme, comme le Matif, un petit Français devenu quatrième marché à terme du monde.

Créée en 1986 avec le statut d'institution financière spécialisée, la société Matif S.A. est contrôlée à 33% par la Bourse de Paris, le second tiers appartenant à un groupe de banques et le dernier tiers à un groupe d'assureurs. Pour un capital de départ de 60 millions de francs, ces heureux propriétaires se retrouvent maintenant à la tête d'une société affichant près de 800 millions de francs de fonds propres et qui leur a distribué près de 300 millions de francs de dividendes, dont 75 pour la seule année 1993.
Revers de la médaille, les entreprises de marché peuvent aussi faire l'objet de convoitises. En 1993, le Chicago Board of options exchange, le CBOE, avait ainsi lancé une offre d'achat de 68 millions de dollars sur le Philadelphia stock exchange. Si les 135 000 dollars offerts par le CBOE pour chaque siège de négociation avaient de quoi convaincre les 505 membres de la bourse de Philadelphie, ils n'avaient en revanche aucune envie d'être délocalisés à Chicago, à 1 500 kilomètres de leur côte est. Une réaction collégiale impensable dans le cas des monstres, qui ne dépendent que du bon vouloir d'une poignée d'actionnaires.

Le comble de la bourse privée va plus loin, comme en témoigne le tour de force de Tradepoint. Pendant qu'elle réclamait au gendarme de la bourse britannique, la SIB, un agrément d'entreprise de marché pour concurrencer le système Seaq de la bourse de Londres, la société Tradepoint financial network faisait coter ses propres actions... à la bourse de Vancouver, où elle collectait 14 millions de dollars canadiens (55 millions de francs). Investir, distribuer des dividendes et s'introduire en bourse. Les entreprises de marché sont des entreprises comme les autres, elles ont aussi des produits à vendre.

Des services à forte valeur ajoutée
Qu'il s'agisse des halles de Rungis ou d'un parquet spécialement conçu pour les négociations à la criée, comme le Matif et le New York stock exchange, ou qu'il s'agisse de marchés électroniques, comme la Bourse de Paris ou les monstres, le premier service que facture une bourse est l'accès à son achalandage. Le droit de venir y proposer des légumes, dans le cas de Rungis, ou des titres, dans le cas des marchés financiers, et d'y chercher des clients. Une sorte de patente, en somme. Mais cette fonction séculaire est aujourd'hui noyée dans un éventail d'autres services. Les commissions de marché facturées par la Bourse de Paris aux sociétés de bourse ne représentent plus aujourd'hui que 55% de ses produits d'exploitation, et les commissions de cotations facturées aux émetteurs, c'est à dire aux entreprises cotées, plus que 20%. En revanche, la vente d'informations financières, c'est à dire la diffusion des cours, a progressé de 30% en 1993, pour atteindre 8,6% des revenus. Au New York stock exchange, la vente d'information progresse également, à 14% du chiffre d'affaires, mais son statut de première bourse mondiale permet aux propriétaires du NYSE d'en faire payer l'accès plus cher aux sociétés cotées. Leurs commissions représentent 40% des revenus du NYSE, contre seulement 21% pour les commissions de négociations et d'adhésion des courtiers.

Les prestations de services à fort contenu technologique prennent également une place croissante. La facturation des communications, essentiellement téléphoniques, représente par exemple 11% des revenus du marché d'options de Chicago. "Nous avons des contrats avec les sociétés de télécom Illinois Bell et MCI, et nous gérons un central téléphonique correspondant aux besoins d'une ville de 75 000 habitants", explique David Hall, responsable du marketing institutionnel au CBOE. Sur ce terrain, la concurrence avantage les groupes ayant une solide expérience en gestion de méga-réseaux de communication. Le géant de l'information électronique Reuters l'a bien compris.

Profitant de son réseau de 280 000 clients d'informations financières, très bien implanté dans les salles de marché, Reuters s'est diversifié dans les produits de transactions. Ces réseaux qui ont pour nom Globex, Instinet ou Dealing 2000, permettent aux investisseurs de négocier des titres ou des devises directement entre eux. Ils réalisent aujourd'hui près de 400 millions de livres sterling (3,3 milliards de francs) de chiffre d'affaires, soit 21% de l'activité du groupe. "Ces services de transactions ont une rentabilité supérieure aux autres services en temps réel, explique un porte-parole de Reuters à Londres. Ce sont des activités à forte valeur ajoutée qui profitent de notre pouvoir de négociation avec les compagnies de téléphone et de notre expertise de centrale d'achat en réseaux de fibres optiques ou en location de fréquences satellitaires." Leur concurrent le plus agressif, l'agence de presse financière américaine Bloomberg, s'est immédiatement engouffré dans cette brèche juteuse.

Savoir faire et faire savoir
Offrir les meilleurs services ne suffit pas pour être la meilleure bourse. Comme dans toute industrie, le savoir-faire ne vaut rien sans le faire savoir. Les entreprises de marché doivent donc faire leur propre marketing. Le Nasdaq dépense ainsi 12 millions de dollars par an (65 millions de francs) en frais de voyages, organisation ou de participation à des salons pour assurer sa promotion, et 7 millions de dollars (38 millions de francs) en publications et envois postaux.

Dans le commerce d'argent, aucun espace de négociation n'échappe au jeu impitoyable de la concurrence. Car la compétition entre les entreprises de marché se confond non seulement avec la guerre entre courtiers, mais aussi avec le bras de fer entre investisseurs qui veulent acheter ou vendre leurs titres au cours le plus avantageux. C'est sur ce dernier point que la filiale de Reuters, Instinet, a bâti sa fortune. En effet, la plupart des Bourses anglo-saxonnes ont un système de cotation contrôlé par des teneurs de marché, c'est à dire par des intermédiaires qui s'engagent en permanence à acheter les titres qui se présentent et à vendre ceux qu'on leur demande. Ces "broker-dealers" affichent en permanence le prix auquel ils sont prêts à acheter et le prix, supérieur, auquel ils sont prêts à vendre un titre déterminé. Il y a une certaine concurrence entre ces intermédiaires pour afficher les cours les plus intéressants, mais les investisseurs ne peuvent pas confronter directement leurs meilleures offres et leurs meilleures demandes sur le marché, comme c'est le cas dans le système de cotation français.

Face à ce constat, Instinet, qui est l'acronyme d'"institutional network", c'est à dire réseau d'investisseurs institutionnels, a eu l'idée d'offrir à ses clients la possibilité de négocier directement entre eux sur son propre système, s'ils y trouvent une contrepartie à un cours plus satisfaisant que sur le marché. Son succès est foudroyant. Les 3 000 écrans d'Instinet offrent aujourd'hui un accès immédiat et permanent sur 31 Bourses aux quatre coins du monde, avec un langage de négociation d'une universalité redoutable. Il suffit de presser une touche et de cliquer un investisseur dans le carnet d'ordres proposé pour que s'affiche sur son écran les seules questions qui comptent : "Do you have more? Is it your best price?". Certains jours, Instinet accapare ainsi près de 20% des transactions réalisées sur le Nasdaq. Et Reuters se frotte les mains. En trois ans, sa filiale a plus que quadruplé son chiffre d'affaires, à près d'un milliard de francs, tout en augmentant sa marge opérationnelle, à 32%.

Polémique sur la réglementation
L'avenir des marché se limite-t-il au tout électronique? "Ce sera une compétition intéressante, prédit Daniel Hodson, directeur général du Liffe, le marché à terme financier de Londres. Mais rien ne remplace la souplesse humaine des négociations à la criée. La création de la bourse électronique DTB, qui associe le Matif et le marché à terme de Francfort, ne nous a pas empêché de renforcer notre suprématie dans les contrats à terme sur emprunts allemands." Dans le domaine des marchés à terme électroniques, Reuters n'a pas non plus connu le même succès qu'avec Instinet. Son service Globex a été abandonné par le Chicago board of trade et le Chicago mercantile exchange n'y joue qu'un rôle mineur, seul le Matif se réjouit d'enregistrer chaque mois 40 000 transactions supplémentaires grâce à Globex, dont il réalise 85% de l'activité. Mais avec seulement 340 écrans loués 1 000 dollars par mois et une commission de 1 dollar par transaction, Reuters a bien du mal à récupérer sa mise de départ, estimée à 100 millions de dollars pour le lancement du système.

Riches ou pauvres, les systèmes de négociations électroniques n'en ont pas moins déclenché une polémique mondiale. Instinet et les autres monstres piratent-ils les Bourses traditionnelles sans en supporter les contraintes réglementaires? En effet, la réglementation anglo-saxonne n'admet théoriquement la création de nouveaux marchés que dans le cadre d'une SRO, ou "self regulated organisation", c'est à dire une bourse qui fait sa propre police. En 1993, le Nasdaq a ainsi entrepris 914 actions disciplinaires, exclu du marché 404 individus et 41 maisons de courtage, et résolu 2 723 litiges à l'amiable. Seuls 71 cas étaient transmis à la SEC. Au total, le Nasdaq a dû réclamer à ses membres 27 millions de dollars pour payer cette activité de policier-juge de paix. Un véritable handicap que les systèmes de négociations privés veulent à tout prix éviter. "Nous n'avons pas déclaré l'indépendance, se défend un porte-parole d'Instinet. Comment pourrions nous être considérés comme un marché avec ses propres règles alors que nous sommes déjà soumis à la réglementation des marchés dont nous sommes membres, au même titre que les autres courtiers." Si Instinet respecte bien les règles en informant le Nasdaq des opérations réalisées par ses clients, ces derniers ont pourtant accès à des conditions de négociation auxquelles les clients d'autres broker-dealers n'ont pas accès. Tout est en fait question de mesure. La SEC a ainsi exempté l'Arizona stock exchange, également appelé Wasi, de s'enregistrer comme un marché indépendant tant que son volume de transactions ne dépassait pas celui du Cincinnati stock exchange, une bourse électronique filiale du marché d'options de Chicago.

Un effet non moins pervers de cette lutte sans merci pour les activités les plus rémunératrices serait d'accroître la concentration des transactions sur les titres les plus médiatisés, sur les seules actions d'entreprises multinationales ou sur les emprunts d'une poignée d'Etats vedette. "Les nouvelles Bourses peuvent au contraire apporter plus de diversité", répond Jos Peeters, président du groupe de travail pour la création de l'Easdaq, l'European association of securities dealers automated quotation. A l'image du Nasdaq, qui a été le partenaire financier de PME de haute technologie aussi célèbres que Microsoft ou Apple, cette nouvelle bourse, qui espère démarrer l'an prochain, s'intéressera exclusivement aux entreprises européennes à fort potentiel de croissance. Seul écueil, pour parvenir à son objectif de 500 entreprises cotées d'ici cinq ans, l'Easdaq sera moins exigeant sur la solidité des entreprises offertes aux investisseurs, qui risquent de boire la tasse plus souvent.

Interne ou externe, la réglementation aura une importance primordiale pour la sécurité et la transparence de ces nouvelles Bourses. Mais les autorités de marché semblent surtout craindre que la dispersion des ordres à travers un nombre croissant de systèmes de négociations privés n'appauvrisse la liquidité de chaque marché et affecte la formation optimale des cours. C'est un des arguments qu'a retenu la commission de valeurs mobilières de l'Ontario pour restreindre les activités d'Instinet auprès des investisseurs de cet état du Canada. L'organisation internationale des commissions de valeurs mobilières reconnaît elle-même que cette crainte est sans doute exagérée, par rapports aux aspects positifs que cette concurrence devrait apporter pour améliorer encore la souplesse et l'efficience des marchés financiers dans leur rôle de relais entre l'épargne et l'économie. Comme dans la privatisation de tout service public, seule une concurrence loyale entre les Bourses privées en fera triompher les meilleurs aspects.

Gilles Pouzin

Le filon des entreprises de marché
Nom Spécialité Volume de transactions en milliards de dollars Chiffre d'affaires en millions de dollars Bénéfices en millions de dollars Capital et réserves en millions de dollars Propriétaires
New York Stock Exch. (NYSE) Grosses valeurs américaines 2283 445 54 339 1366 membres ayant un droit de répartition
Nasdaq Petites valeurs américaines 1350 332 49 269 5296 maisons de titres membres de la NASD
London Stock Exchange (Seaq) Actions anglaises et étrangères 1926 311 10 190 386 membres (dont 44 sociétés de personnes)
Instinet Actions de 31 bourses mondiales n.c. 169 54 (2) n.c. filiale 100% du groupe Reuters
SBF-Bourse de Paris Actions françaises 167 119 37 221 49 sociétés de Bourse actionnaires
Matif Marché à terme français 72 (1) 107 29 188 (2) 1/3 SBF; 1/3 banques; 1/3 assureurs
Liffe Marché à terme international 102 (1) 141 31 82 200 membres dont 20% US et 20% Japonais
Données 1993, conversion au cours moyen du dollar en 1993, 1$=5,67 francs, 1£=8,51 francs.
(1) les marchés à terme mesurent leur activité en millions de contrats d'options ou de futures, pour le Liffe, les 102 millions de contrats traités en 1993 représentaient une valeur sous-jacente proche de 200 000 milliards de francs.
(2) 776,7 millions de francs de capitaux propres et 292 millions de francs de dividendes distribués, soit 1,07 milliard de francs (188 millions de dollars).

Source : Gilles Pouzin


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