Vu d'Amérique >

Rédigé le 28 avril 1998
Citigroup devient la première banque mondiale :
La course à la taille des banques américaines.

Pour les Américains, tout ce qui est gros est beau. Du coup, l'annonce de la fusion de la Citibank avec l'assureur Travelers, lundi 6 avril, a un moment détourné les média du Vaudeville de la Maison Blanche. La nouvelle est de taille : Citigroup, le rejeton de ce mariage de titans, se proclame d'emblée première banque américaine. Prises d'une frénésie de fusions, quatre autres banques s'engouffrent le lundi suivant dans la course aux records. Banc One rachète la First Chicago, devenant ainsi le numéro deux des cartes de crédit derrière Citigroup, tandis que NationsBank absorbe BankAmerica, dont elle reprend le nom, devenant ainsi la première banque de dépôt à relier les côtes est et ouest des Etats-Unis.

Sandy Weill, fusionneur de génie
En une semaine, l'ex-première banque américaine, Chase Manhattan, glisse en troisième position derrière Citigroup et BankAmerica. De Wall Street aux guichets du middle west, l'Amérique entière est médusée par ce tourbillon de billets. L'onde de choc traverse même les océans. Aucune Américaine ne figurait l'an dernier au palmarès des premières banques mondiales, Chase Manhattan n'étant que seizième. Depuis pâques, Citigroup est la plus grosse banque du monde, présente dans cent pays avec un bilan de 700 milliards de dollars, et BankAmerica se classe cinquième, devant le Crédit Agricole, avec 570 milliards de dollars.

Sandy Weill est un fusionneur de génie. En 1986 il reprend Commercial Credit, une petite société de prêts en quasi-faillite. A coup de raids boursiers il rachète des assureurs et des courtiers, dont Travelers, Smith Barney puis Salomon Brothers en septembre dernier, avant de s'offrir la Citibank. En douze ans, il crée la plus grande banque de tous les temps. «Les implications de cette fusion sont extrêmement vastes, commente Steven Eisman, analyste chez Oppenheimer à New York. Non seulement Citigroup a une forte présence mondiale, mais il a aussi une palette de produits incroyable à vendre à ses clients.» Le mot est lancé, il ne reste plus qu'à exploiter le fichier.

Etre gros, partout
La banque-assurance suscite encore quelque scepticisme mais un bon marketing peut y remédier. American Express déniche bien le quart des nouveaux clients de son catalogue de placements parmi les détenteurs de sa carte de crédit. Citigroup parviendra certainement à vendre quelques nouveaux prêts immobiliers ou automobile, assurance vie ou maladie, sicav ou cartes bleues, à ses cent millions de clients. «Le modèle Travelers-Citibank sera le nouveau standard de l'industrie des services financiers», s'empresse de conclure Joan Solotar, analyste chez le courtier DLJ Securities à New York.

La stratégie de NationsBank relève davantage de la conquête de l'ouest, mais son objectif n'est pas très différent: être gros, partout. Avec ses 343 milliards de dollars de dépôts, la nouvelle BankAmerica est la première banque des ménages américains. Son réseau de 5000 guichets et de 11 000 distributeurs automatiques est le premier à offrir une présence sans discontinuité d'une côte à l'autre du continent. Sa part de marché n'est que de 8,5% sur l'ensemble des Etats-Unis mais elle atteint 18% au Texas, 21% en Californie, 29% en Floride et des scores similaires dans une poignée d'états moins peuplés.

La complémentarité géographique des deux banques limite les fermetures d'agences, mais les économies d'échelle restent un motif à peine voilé de cette alliance. Les dirigeants ont promis à leurs actionnaires une réduction de 10% des frais généraux, soit 1,3 milliards de dollars, et 5000 à 8000 suppressions d'emplois. BankAmerica n'a plus besoin d'autant de bureaucrates à son siège de San Francisco, puisque son nouveau maître est domicilié à Charlotte, en Caroline du Nord, où salaires et loyers sont beaucoup moins chers. BankAmerica n'a pas non plus besoin de deux patrons des activités grand public : celui de San Francisco est viré sur le champ.

Rumeurs et réglements
Attisées par l'effervescence des dernières semaines, les rumeurs vont bon train sur les prochains mariages d'argent. Et si Chase Manhattan fusionnait avec Merrill Lynch? Et si l'on réunissait à nouveau les maisons Morgan, JP et Stanley? Et si une banque rachetait une société de gestion comme Franklin-Templeton, une société de cartes de crédit ou un assureur? «D'autres candidats vont maintenant considérer les sociétés de services financiers comme de nouveaux canaux de distribution, explique Steven Eisman. Nous ne voyons aucun des grands groupes d'assurance-vie rester seuls d'ici dix ans.» Du haut de leur tour pyramidale qui domine San Francisco, les dirigeants de Transamerica ont déjà hissé le drapeau blanc, en faisant savoir qu'ils seraient ouverts aux offres les plus chères. Un doute heurte pourtant la morale des banquiers : tout cela est-il bien légal?

La réglementation s'est légèrement assouplie depuis deux ans, autorisant officiellement les banques à franchir les frontières de leur état et à s'aventurer dans le courtage boursier. Mais se mélanger avec les assureurs reste interdit par le Glass-Steagall Act, le carcan législatif voté en 1933 après la faillite de 9000 banques. Citigroup tente pour l'instant un passage en force. Si la loi ne change pas, elle l'oblige à vendre toutes ses activités d'assurance d'ici cinq ans. Parions qu'elle changera. Alan Greenspan, le président de la Fed, milite depuis des années pour une réforme bancaire qui réduirait en fait les risques de faillite. «Les meilleures diversifications semblent être les fusions de banques avec certaines activités d'assurance», écrivait même récemment Larry Wall, le responsable des études financières de la Fed d'Atlanta.

Restructurations
Sans attendre une nouvelle loi, la concurrence et la modernisation ont déjà précipité les banques dans le chaos des restructurations. «Le nombre de banques a chuté aux USA de 14 500 en 1991 à moins de 10 000 aujourd'hui, explique Jean Malo, spécialiste du secteur à la société de gestion Vaughan Nelson, à Houston. Et leur rentabilité a parallèlement augmenté de 0,26% de leurs actifs dans les années 80 à 1,24% fin 1997.»

Les employés sont les premiers sacrifiés. «Depuis 1990, la banque commerciale est un des rares secteurs de services à avoir débauché, explique Antoine Mérieux, représentant du Trésor français à New York. Les effectifs ont diminué de 6%, soit environ 90 000 suppressions d'emplois.» Les consolidations ont favorisé l'émergence de géants. NationsBank n'était par exemple que la 33ème banque des Etats-Unis il y a vingt-cinq ans. Mais l'appétit de Hugh McColl, surnommé "le chasseur", l'a propulsée au sommet. Rien n'est figé. Seules trois des dix premières banques de 1972 ont jusqu'ici échappé aux prédateurs : Chase Manhattan, JP Morgan, et Bankers Trust. Mais pour combien de temps?

L'intérêt des consommateurs est l'alibi préféré des banquiers pour justifier leur ardeur à fusionner. Le département du Trésor lui même estime que la suppression des derniers remparts qui freinent la concurrence entre les services financiers générerait des économies de 15 milliards de dollars pour les Américains. C'est parfois probant, comme dans la fusion BankAmerica qui permet à ses clients d'utiliser des distributeurs de billets sur tout le continent sans payer les 6 francs généralement facturés pour tirer du liquide chez un rival. C'est souvent douteux, comme dans le cas de Citigroup qui vend ses produits de banque-assurance plus cher que ses petits concurrents.

L'aubaine des banquiers entreprenants
La concentration des banques est souvent évoquée comme une menace pour les emprunteurs défavorisés et les petites entreprises. Mais les autorités bancaires veillent. Dans le cadre du Community reinvestment act, chaque établissement est noté sur les efforts qu'il consent envers la population locale. Les candidats à de futures acquisitions ont évidemment une conduite irréprochable. En revanche, leurs méthodes de rationalisation ne sont pas toujours appréciées par les clients attachés aux relations de confiance. Une aubaine pour les banquiers qui veulent se mettre à leur compte.

A Houston, par exemple, le président d'Allied Bank of Texas et son état major ont senti qu'ils ne faisaient plus parti des priorités de la maison quand celle-ci a été absorbée par First Interstate, puis par Wells Fargo. Ils ont créé la Southwest Bank of Texas qui a tout de suite reçu la bénédiction de leurs anciens clients chez Allied Bank. Devenus prospères ils ont embauché leurs collègues expérimentés laissés pour compte par les restructurations. Ils sont plus de 580 salariés aujourd'hui. Ils se sont même introduits au Nasdaq début 1997, où leur action tient une forme olympique.

Au total plus de 700 banques comme celle-ci sont nées sous la bannière étoilée depuis 1990.Qui sait? L'une d'elle avalera peut-être Citigroup en 2020.

Gilles Pouzin, sur les lieux du crime.
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