Vu d'Amérique > | Rédigé le 10 novembre 1997 Le krach des marchés émergents : Comment la crise asiatique change les règles pour tous les marchés émergents. |
Ce qui n'était qu'une mousson passagère a tourné au cyclone dévastateur. La
crise boursière asiatique s'est répandue comme une traînée de poudre balayant
sur son passage le fragile équilibre des pays en développement. La chute de
leurs Bourses et de leurs monnaies annoncent déjà des difficultés budgétaires
en perspective. Du coup, les experts s'interrogent sur l'avenir de ce monde
fascinant sur lequel les pays riches fondaient tant d'espoirs. Leurs questions
reflètent leurs inquiétudes. Quelle est l'ampleur des dégâts causés par la crise
boursière? Comment le krach peut-il se propager aussi rapidement sur tous les
continents? Quelles sont les conséquences économiques à craindre? Risque-t-on
une rupture entre les investisseurs et les pays endettés? Quelles sont les nouvelles
règles des marchés émergents? De New York à Hong Kong, nous avons plongé au
coeur de la crise pour répondre à ces questions.
Quelle
est l'ampleur des dégâts financiers?
A l'épicentre du séisme figurent les banques locales. Après la faillite de la
moitié du secteur bancaire thaïlandais cet été, l'Indonésie a annoncé la fermeture
de 16 banques. Viennent ensuite les banques centrales qui piochent dans leurs
réserves pour soutenir leurs devises. Les autorités monétaires d'Indonésie,
de Singapour et du Japon ont ainsi dépensé 500 millions de dollars pour faire
rebondir la roupie indonésienne début novembre. La Corée du sud serait également
en train de dilapider une partie de ses 30 milliards de dollars de réserves
pour ralentir la chute du won. Le dégonflement de la bulle financière signe
enfin l'arrêt de nombreuses réformes impossibles sans les précieux deniers étrangers.
Après le fiasco de l'introduction en Bourse, le 23 octobre, de China Telecom,
une opération de 4 milliards de dollars qui devait permettre de tester l'appetit
des investisseurs, tous les programmes de privatisations sont réduits, reportés
ou simplement annulés, causant des manques à gagner qui risquent de déstabiliser
un peu plus les finances publiques du tiers monde (voir les trois
tableaux situés au bas de l'article). Enfin, les grandes banques internationales
ne sont pas épargnées. la Chase Manhattan Bank aurait enregistré une perte comptable
de 200 millions de dollars sur les marchés émergents tandis que la société de
Bourse japonaise Sanyo a été mise en faillite. A Hong Kong, des dizaines de
golden-boys ont été licenciés sans préavis.
Comment
se transmet la crise?
Alors que les symptômes du mal n'épargnent aucun pays en développement, les
experts s'interrogent sur les raisons d'une contamination aussi foudroyante.
«Les marchés émergents sont dominés à 98% par des investisseurs professionnels,
explique Robert Shakotko, directeur des marchés émergents de la Société Financière
Internationale, filiale de la Banque Mondiale. Les plus gros profits vont aux
plus rapides. Quand ils réalisent qu'une action est surévaluée ils veulent la
vendre immédiatement pour la racheter 20% moins cher la semaine suivante.» Du
coup, la propagation du krach autour de la planète s'explique en grande partie
par l'ampleur des capitaux qui y circulent et leur vitesse. «On n'a pas affaire
à un problème de risque pays mais à une question de risque systémique, explique
Lawrence Brainard, directeur de la recherche sur les marchés émergents à la
Chase Manhattan Bank. Tous ces marchés sont connectés. La question n'est plus
de savoir pourquoi il devrait en être ainsi, mais de savoir à quel point ils
le sont.»
Quel
est l'impact économique de la crise?
La nouvelle maladie des pays émergents se transmet par des voies psychologiques
et financières, mais elle a aussi des implications économiques bien réelles.
«Le plus inquiétant dans cette crise c'est qu'elle a un impact sur les anticipations
économiques fondamentales, explique Lawrence Brainard. Initialement on pensait
que des données étaient bonnes mais elles changent sous la pression des attaques
spéculatives, comme au Brésil.» Quelques jours avant le krach, les économistes
prévoyaient que la croissance du Brésil atteindrait 3,8% en 1997 et 1998. Ses
seuls défauts étaient son déficit budgétaire proche de 4% du PIB et sa dette
publique de 252 milliards de dollars. Comme les salaires s'étaient envolés de
80% depuis l'arrimage du réal au dollar, en 1994, le Brésil avait aussi perdu
de sa compétitivité. Quand la crise asiatique est arrivée, les investisseurs
ont vu dans sa monnaie une candidate à la dévaluation. Du coup, pour endiguer
la fuite des capitaux, le Brésil n'a pas eu d'autre choix que de doubler ses
taux d'intérêt, dès le 30 octobre, passant de 20% à 45%. Ce renchérissement
du crédit a immédiatement freiné l'économie, qui devrait maintenant connaître
deux ou trois trimestres de forte récession à la place de la forte croissance
initialement prévue.
Si cette crise a des effets inattendus sur un pays comme le Brésil, elle s'abat de façon bien plus violente sur les pays asiatiques qui sont vraiment liés économiquement. La dévaluation du baht thaïlandais a par exemple fait chuter les exportations de riz vietnamien et forcé les paysans à baisser leurs prix. En Thaïlande même, le secteur automobile est en panne sèche. Les Japonais Toyota, Isuzu et Mitsubishi ont fermé leurs usines. Au total, selon les prévision de SBC Warburg, la Thaïlande devrait enregistrer une récession de 1% en 1998, tandis que la croissance devrait chuter à 2% à Singapour, 1,5% en Malaisie, 2% aux Philippines et 3% à Hong Kong et en Indonésie.
Y-a-t-il
une perte de confiance envers ces marchés?
Entre les pertes que viennent d'essuyer les investisseurs et les difficultés
que devront traverser les pays contaminés, les ingrédients sont réunis pour
déclencher une véritable crise de confiance. Les prémices s'en font déjà ressentir
aux guichets des banques de Java, où les clients inquiets de récupérer leur
épargne rencontrent des barrages de policiers armés. Mais c'est à Moscou que
règne le climat de suspicion le plus délétère. Renaissance Capital, un des premiers
courtiers de la place, ne traite plus qu'avec une quinzaine de clients réputés
solvables après qu'une petite banque ait refusé de lui payer les 14 millions
de dollars d'actions Gazprom qu'elle venait d'acheter.
A grande échelle, la perte de confiance remet en cause tout le financement des pays en développement. Les taux d'intérêt qu'ils doivent pour emprunter sur le marché international des capitaux se sont déjà envolés pendant la crise. «La prime de risque sur la plupart des emprunts asiatiques a doublé ou triplé», explique un trader chez Peregrine. Il faudra attendre une accalmie pour solliciter à nouveau les bailleurs de fonds et voir à quel taux ils acceptent de prêter. Ce retournement est d'autant plus spectaculaire qu'avant le krach les investisseurs pêchaient plutôt par excès de confiance. Sur les neuf premiers mois de 1997 les émissions d'emprunts internationaux des pays émergents atteignaient 85 milliards de dollars, soit plus que le record de 70 milliards de l'année 1996. Les emprunteurs payent aujourd'hui leur gourmandise et les prêteurs leur manque de discernement. «Les investisseurs à la recherche de hauts rendements étaient prêts à acheter des emprunts de régions russes qu'ils auraient été incapables de trouver sur une carte», commente Erik Nielsen, spécialiste des pays de l'est chez Goldman Sachs.
Quelles
sont les nouvelles règles des marchés émergents?
Résultat, la grille d'évaluation des marchés émergents a changé, ce qui est
à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. La mauvaise nouvelle pour les
pays en développement est qu'il ne suffit plus de montrer des croissances à
deux chiffres pour séduire les pourvoyeurs de fonds. «Notre perception sur les
pays émergents a changé, explique Anne Gardini, analyste chez HG Asia, une filiale
de la banque ABN Amro. Pendant longtemps on ne s¹est intéressé qu¹aux bénéfices
et à leurs croissances, aujourd¹hui on fait beaucoup plus attention à la qualité
de ces bénéfices.» Le grand changement est que le facteur politique deviendra
un critère de choix décisif. «Toutes les crises financières des pays émergents
viennent des systèmes bancaires qui ont besoin d'une meilleure supervision,
explique Marc Uzan, président du Reinventing Bretton Woods Committee. S'ils
n'ont pas fait les réformes que leur demandait le FMI ce n'est pas seulement
pour des raisons de mauvaise gestion, c'est parce qu'il y avait des réticences
politiques.»
La bonne nouvelle est que le dialogue n'est pas rompu et que l'on ne se dirige pas vers une crise de la dette comme celle du début des années 8O. «Aujourd'hui n'importe quel pays peut venir sur le marché obligataire, même des pays qui n'existaient pas il y a quelques année obtiennent des prêts de 400 ou 500 millions de dollars sur cinq ans», explique John Paulsen, responsable des risques crédit à la banque JP Morgan. Une liste où l'ex-Leningrad et le Khazaksthan, côtoient le Salvador ou Panama, pour ne citer qu'un échantillon des 73 pays en voie de développement qui accèdent aujourd'hui aux marchés de capitaux.
Les
investisseurs n'ont que l'embarras du choix, mais leur parcours est semé d'embûches
«L¹Asie va rebondir, explique Robin How, directeur général d'APC Management.
Dopées par les dévaluations, les machines à exporter vont se remettre en route.
Les pays les mieux placés semblent être ceux qui ont enregistré une croissance
très forte de leurs exportations, comme la Chine (18,4% du PIB en 1996), les
Philippines (37,4%) ou la Malaisie ( 98,7%).» A condition qu'un nouvel ouragan
monétaire ne s'abatte pas sur la région, comme en prévoit déjà Peregrine. «L'oeil
du cyclone se déplace maintenant de l'Asie du sud-est vers l'Asie du nord-est
qui est le centre des surcapacités de production industrielle, explique Christopher
Wood, l'économiste de la banque d'affaires de Hong Kong. Une crise s'approche
rapidement de la Corée. Nous croyons que le won a un potentiel de chute de 20%
à 30%, ce qui accentuera les pressions sur le dollar de Taiwan.»
Les grandes banques américaines sont aussi circonspectes à l'égard de l'Asie. «Ma perception est que les capitaux vont continuer à sortir d'Asie et que les investisseurs vont favoriser l'Amérique latine car elle a déjà eu ses crises de croissance et elle a réalisé des ajustements importants, notamment pour assainir son système bancaire», explique Lawrence Brainard. «L'Asie est trop importante pour être ignorée, mais il faudra être sélectif, estime pour sa part Douglas Johnson, responsable de la recherche sur les actions internationales chez Merrill Lynch. Nos recommandations par région favorisent la Pologne, la Hongrie et la Russie, qui ont fait beaucoup de progrès mais qui restent modestes, l'Europe de l'est ne représentant encore que 10% des marchés émergents. Nous aimons aussi le Brésil, où les réformes sont en marche malgré l'instabilité financière, et l'Inde qui offre des perspectives de croissance à un prix raisonnable si difficiles à trouver aujourd'hui. Mais notre préférence pour 1998 va à l'Afrique du sud, qui a eu sa crise l'an dernier et qui aura la meilleure reprise cette année.»
Les opportunités sont là et n'ont jamais été aussi bon marché depuis dix ans. Les marchés émergents représentent aujourd'hui 15% de la capitalisation boursière mondiale et Merrill Lynch recommande aux investisseurs d'y placer 20% de leurs portefeuilles. «Mais ce ne sont pas des marchés pour tout le monde, concède Douglas Johnson. Beaucoup de gens y voyaient un moyen d'augmenter leurs performances alors qu'ils ne pouvaient pas en supporter les risques. Ce sont ceux là qui se sont brûlés les doigts et qui ont aujourd'hui de l'appréhension.» Les épargnants à la recherche de rendements miraculeux devront donc garder en mémoire que les Bourses inexplorées peuvent être inhospitalières. Il faut en connaître les coutumes pour espérer y faire fortune.
Gilles Pouzin à New York et Eric Chol à Hong Kong.
Pays | Société | Manque à gagner en millions de $ |
---|---|---|
Chine | China National Aviation | 156 |
Indonésie | PT Polysindo Eka Perkasa | 278 |
Inde | Gas Authority of India | 500 |
Brésil | Paulista de Forca e Luz | 1500 |
Exemples de privatisations
réduites, retardées ou annulées à cause de la crise financière.
Source : Gilles Pouzin
Nom de l'emprunteur | Prime
de rendement sur leurs emprunts en $ par rapport aux obligations américaines. |
|
---|---|---|
le 2 oct 97 | le 30 oct 97 | |
République Indonésienne | 1.61% | 3.40% |
République des Philippines | 2.32% | 3.74% |
Royaume de Thaïlande | 1.95% | 4.50% |
Hutchison Whampoa (HK) | 0.88% | 2.05% |
Source : Peregrine
Capitalisation boursière au 30 septembre |
Capitalisation boursière, les 27/28 octobre (1) |
Perte de la capitalisation boursière (2) | |
---|---|---|---|
USA | 9,275,445 | 8,638,568 | -636,877 |
Tokyo | 2,834,178 | 2,570,327 | -263,851 |
HK | 448,728 | 272,080 | -176,648 |
AMLAT | 664,386 | 540,365 | -124,021 |
UK | 2,103,076 | 1,984,598 | -118,478 |
Allemagne | 821,893 | 730,691 | -91,202 |
Taiwan | 298,051 | 229,676 | -68,375 |
France | 649,363 | 582,562 | -66,801 |
Chine | 164,710 | 114,506 | -50,204 |
Malaisie | 150,193 | 112,791 | -37,402 |
Singapour | 124,329 | 95,122 | -29,207 |
Indonésie | 69,969 | 50,914 | -19,055 |
Thaïlande | 43,610 | 32,870 | -10,740 |
Philippines | 43,019 | 34,930 | -8,089 |
total | -1,700,949 |
(1) 27 octobre pour l'Amérique,
28 pour les autres
(2) Pertes estimées en comparant les cours du 27/28 octobre à la capitalisation
boursière du 30 septembre.
Source: MSCI/Gilles Pouzin