Vu d'Amérique > Rédigé le 23 février 1998
Les Américains ne se ruent pas sur l'euro :
Quel impact aura l'euro sur les flux de capitaux?

A deux mois de l'annonce des constituants de l'euro et à 300 jours de la naissance d'une nouvelle monnaie, les marchés financiers s'apprêtent à faire le plus grand saut dans l'inconnu depuis vingt-cinq ans, quand la libre convertibilité du dollar avait bouleversé le système monétaire mondial. Les services économiques des plus grandes banques travaillent jour et nuit pour savoir ce qui arrivera cette année là. Comment l'euro changera l'équilibre des marchés de capitaux de la planète? Que feront les investisseurs? L'euro sera-t-il fort ou faible?

L'euro, deuxième marché obligataire du monde
Bien qu'il soit illusoire de répondre à ces questions en une page, les conclusions des experts donnent des pistes à méditer.
1 L'euro créera l'un des plus grands marchés de capitaux du monde.
2 Ce marché mettra du temps à mûrir.
3 Les Européens n'investiront pas qu'en euro.
4 L'euro sera malmené avant de s'imposer.

Selon les calculs de la banque Merrill Lynch, les emprunts en devises européennes représentent 34,5% du marché de la dette internationale, juste derrière les emprunts en dollar qui accaparent 37,2% de ce marché. «Les sociétés européennes s'appuieront davantage sur le marché obligataire pour restructurer leurs bilans», estime Lawrence Kreicher, directeur des études économiques chez Alliance Capital, l'un des plus gros gestionnaires d'obligations internationales des Etats-Unis, avec 90 milliards de dollars d'actifs.

Comme lui, la plupart des experts prévoient une explosion des émissions obligataires du secteur privé dans les cinq années qui viennent. «Si la désintermédiation convertissait seulement 5% de l'encours des prêts bancaires aux entreprises en emprunts cotés, cela triplerait la taille du marché obligataire privé européen, à 900 milliards de dollars», estime Joanne Perez, économiste chez Merrill Lynch. Selon d'autres travaux académiques (Schinasi et Prati, European Monetary Union and International Capital Markets : structural implications and risks, 1997) la désintermédiation entraînera des flux de capitaux sur les marchés boursiers et obligataires européens atteignant 2 000 milliards de dollars. Mais une telle maturation du marché européen prendra des années.

L'euro manque de diversité
«Nous ne pensons pas que le marché de l'euro sera comparable au marché américain, explique Thomas Latta qui gère 4 milliards de dollars d'obligations internationales au siège de Templeton aux Etats-Unis. Il n'y a pas un éventail complet des différents risques de crédit. Il y a un montant significatif de signatures très solvables, notées AAA ou AA, mais il n'y a quasiment pas de titres plus risqués notés A, BB ou BBB.» Cette distinction est très importante. Le marché obligataire américain est en effet composé à 50% d'emprunts d'Etat ou publics, à 20% d'emprunts de sociétés privées et à 30% d'emprunts hypothécaires, ce qui reflète grossièrement l'allocation d'actifs des investisseurs. En Europe, la répartition est plus proche de 80% de dette publique et 20% de dette privée très peu diversifiée. «Les investisseurs américains veulent acheter des obligations à haut rendement pour jouer sur les écarts de taux, et l'Europe n'en offre pas encore», résume Thomas Latta.

Les européens eux-même achèteront peut-être moins de titres en euro qu'on le croit. «L'allocation d'actifs changera en Europe, prédit Thomas Latta. Il y aura beaucoup plus d'investissements transfrontaliers. Les assureurs français pourront acheter des obligations italiennes ou finlandaises, mais cela augmentera aussi le montant que les membres de l'euro voudront réinvestir dans d'autres devises.» Un assureur français qui aurait actuellement 15% d'investissements hors de France, généralement concentrés en Europe, pourrait les déplacer en dehors des frontières de l'euro pour avoir une meilleure diversification, car l'Europe ne jouera plus ce rôle une fois qu'elle deviendra un seul marché domestique. «Cela accroît l'appétit des investisseurs pour d'autres emprunts de pays développés, comme le Canada ou la Nouvelle Zélande, et pour la dette des pays émergents», explique Thomas Latta.

Pas de défi au dollar
L'attentisme des investisseurs est encore plus exacerbé vis-à-vis de la nouvelle monnaie européenne. «L'euro va être la devise représentant le plus grand groupe de population de la planète, mais il aura un coût économique important, analyse Thomas Latta. Il y aura une dislocation des marchés, certains pays auront plus d'inflation, d'autres trop de chômage. L'euro pourrait être fort, car l'Europe a un excédent important de sa balance des paiements, mais les circonstances sont très très volatiles, car on ne sait pas encore comment l'UEM va fonctionner.»

Conscients des difficultés que les gardiens de la monnaie devront affronter, les investisseurs doutent que l'euro défie rapidement le rôle du dollar. «Je ne suis pas sûr que la Banque Centrale Européenne veuille que l'euro soit une monnaie de réserve, explique Lawrence Kreicher. Le japon et l'Allemagne ont jusqu'ici poliment résisté à faire concurrence au dollar en temps que monnaie de réserve internationale car ils avaient peur de perdre le contrôle de leur politique monétaire.» Ce qui serait bien la dernière chose dont l'euro aurait besoin pour asseoir sa crédibilité.

Gilles Pouzin
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