Vu d'Amérique > Rédigé le 08 janvier 1998
Qui sont vraiment les hedge funds?
George Soros et Cie, mythes et réalités des nouveaux spéculateurs.

Chiffres
Quand un pays affronte des difficultés économiques sanctionnées par les marchés financiers, il en tient les spéculateurs pour responsables. Ce n'est pas nouveau. Mais depuis le début des années 1990, ces spéculateurs maléfiques ont un nom : les hedge funds.

Ennemis publics
Littéralement, ces sociétés d'investissements sont des fonds de couverture, destinés à neutraliser les risques des marchés. Mais beaucoup ont abandonné cette vocation pour se livrer à une spéculation effrénée. Un gestionnaire en particulier incarne cette nouvelle espèce d'ennemis publics : George Soros. Quand les monnaies asiatiques ont été forcées de se dévaluer le gouvernement thaïlandais a menacé de lancer la mafia aux trousses de George Soros s'il avait le malheur de passer une nuit à Bangkok, tandis que le premier ministre malaysien Mahathir Mohamad a publiquement accusé le milliardaire d'origine hongroise d'être au centre d'une conspiration. Aucun doute, pour attirer de telles animosités, les hedge funds se sont bâtis la pire réputation de profiteurs de crises qui puisse exister. La réalité de ces fonds d'investissements sans foi ni loi n'est pourtant pas à la hauteur de l'imagerie populaire qu'alimentent des politiciens en manque de boucs émissaires.

Très peu de poids
Première surprise, les hedge funds n'ont pas déclenché la crise monétaire asiatique. Ils n'en ont même pas profité. «A quelques exceptions près les hedge funds n'ont pas bénéficié de la crise comme ils auraient du le faire s'ils avaient spéculé sur les dévaluations comme on le leur a reproché. Les investisseurs qui ont confié de l'argent à Soros auraient été content de profiter de la crise asiatique, mais cela n'a pas été le cas. Monsieur Mahatir est mal informé», fait remarquer Antoine Bernheim, président de la société new-yorkaise Dome Capital, spécialisée dans la sélection de hedge funds pour des investisseurs internationaux. Contrairement aux allégations malaysiennes, George Soros et les hedge funds ont en effet essuyé de sérieux revers cet automne. A la clôture du 27 octobre, après que Wall Street ait plongé de 7,2%, Soros Fund Management avait enregistré la plus grande défaite de son histoire : 2 milliards de dollars envolés en un jour. Deux jours plus tard un autre hedge funds new yorkais annonçait à ses actionnaires qu'il venait de se ruiner sur un mauvais paris. Les rares hedge funds qui ont su profiter des remous asiatiques sont ceux de Julian Robertson à New York et ceux de Sloane Robinson à Londres.

Deuxième mise au point, les hedge funds ont en fait très peu de poids sur les marchés financiers. «Il en existe plusieurs milliers, explique un expert, mais seulement deux douzaines d'entre eux gèrent plus d'un milliard de dollars chacun. C'est beaucoup dans le contexte des hedge funds, mais c'est une goutte d'eau dans l'univers de la gestion mondiale de capitaux.» Les hedge funds du monde entier ne gèrent qu'environ 200 milliards de dollars. A titre de comparaison, les mutual funds et les fonds de pension américains gèrent ensemble près de 9 000 milliards de dollars et les transactions sur le marché des changes dépassent en moyenne 1 300 milliards de dollars par jour. Surtout, l'argent des hedge funds est réparti entre tellement de gestionnaires sur tellement de marchés différents qu'il est absolument improbable que leurs interventions puissent faire à elles seules plonger une monnaie.

Les stars des hedge funds
«Seul George Soros peut faire bouger le marché s'il veut utiliser un milliard de dollars avec un effet de levier, mais c'est un cas unique», estime George Van, président de Van Hedge Fund Advisors International, un consultant basé à Nashville dans le Tennessee. Non seulement George Soros a la plus grosse société de gestion de hedge funds du monde, avec près de 20 milliards de dollars de capitaux, mais il jouit surtout d'une réputation d'investisseur hors pair. Ses moindres interventions, surtout médiatiques, déclenchent une ruée d'opérateurs qui le copient et renforcent ainsi la mode lancée par Soros. Ils peuvent le suivre pour parier contre la livre, comme en septembre 1992, mais aussi miser avec lui sur le sauvetage d'une entreprise en difficulté. Les Français ont ainsi commencé à acheter des actions Moulinex l'an dernier à partir du moment où le Quantum Fund de George Soros a annoncé avoir pris 5,5% de son capital. L'influence de George Soros est plus liée à sa propre personnalité qu'aux hedge funds eux mêmes.

Les exploits qu'on attribue aux hedge funds sont certainement surestimés. Pourtant ils font peur et ils fascinent. Leur univers et leurs moeurs extravagantes concentrent à eux seuls tous les éléments d'un roman à la Paul Loup Sulitzer. «Nous aimons les marchés qui sont sous pression et les actifs qui sont difficiles à évaluer», avoue cyniquement Charles Davidson, qui gère plus d'un millard et demi de dollars depuis la salle de trading où il a élu domicile dans la banlieue dorée de New York.

Les stars des hedge funds sont des golden boys extrêmement doués, indomptables et ambitieux qui ne reculent devant aucun scrupule pour devenir riches, immensément riches (voir le tableau Revenus de 15 gestionnaires de hedge funds). Ils vont chercher l'argent là où il se trouve, sur les marchés les plus risqués et chez leurs clients les plus fortunés. Les gestionnaires de hedge funds raflent régulièrement la moitié des places au classement des 100 financiers les mieux payés de Wall Street (voir tableau). Jeffrey Vinik, l'ancien trader vedette de Fidelity Investments, le leader mondial de la gestion boursière, devrait ainsi se placer d'entrée de jeu dans le peloton de tête du prochain palmarès des parvenus. Remercié par Fidelity fin 1995, après une enquête des autorités boursières américaines, Jeff Vinik a collecté 800 millions de dollars de capitaux pour démarrer son propre hedge funds. Depuis, il aurait réalisé au moins 90% de plus-values. Sur la base des commissions de gestion en vigueur dans la profession, cette prouesse lui aurait personnellement rapporté la bagatelle de 160 millions de dollars.

La recette du succès
L'objectif des hedge funds est simple : avoir la meilleure performance absolue. Les règles du jeu aussi : tous les coups sont permis, sur tous les marchés. En clair, les hedge funds échappent à toutes les réglementations qui servent habituellement de garde-fous aux gestionnaires de sicav pour les empêcher de mettre en péril l'argent des petits épargnants. La ruse favorite des hedge funds consiste à utiliser un effet de levier, c'est à dire à miser plus qu'ils n'ont réellement d'argent en empruntant et en démultipliant leurs paris à l'aide de produits dérivés sur les marchés à terme. «Si vous êtes convaincus par votre position, vous devez être gourmand», commente George Van.

Avec un effet de levier de 10, un fonds de 10 millions de dollars peut ainsi acheter pour 100 millions de dollars de titres. Si ces titres gagnent 10%, soit 10 millions de dollars, le fonds double sa mise. Si les titres perdent 10%, c'est la banqueroute. Aucun financier ne s'est pourtant jamais vraiment enrichi grâce à son seul génie boursier. La recette du succès reste le marketing et l'habilité à soutirer des commissions. Les hedge funds prélèvent ainsi généralement 1% de frais de gestion sur les actifs de leurs clients et s'octroient une prime équivalente à 20% des gains réalisés chaque année par rapport à leurs précédents records. Ces pompes à commissions sont pourtant ridicules par rapport à la cascade de prélèvements qui a permis à George Soros d'accumuler une fortune personnelle estimée à 5 milliards de dollars.

Les fonds de Soros Fund Management sont d'abord soumis aux classiques 1% de frais de gestion et 20% de partage de la performance. Tout la subtilité vient ensuite de son mécanisme de cotation. Le prix de souscription des actions Quantum est décidé par la Curaçao Investment Trust Company, qui regroupe un cercle d'intermédiaires commercialisant les fonds de Soros. La Citco fixe le cours des parts environ 40% au dessus de leur valeur réelle. Cette surévaluation artificielle permet de générer de nouvelles redevances. Une filiale de Soros empoche environ 4% ou 5% sur chaque achat ou vente d'actions du fonds Quantum auprès des investisseurs. Elle perçoit également 15% sur la surévaluation des actions Quantum. Cette indemnité, calculée sur les 40% de prime des actions, représente un courtage supplémentaire d'environ 6% sur chaque transaction. Enfin Soros prélève également de substantielles commissions en créant de nouveaux fonds dans lesquels ses actionnaires réinvestissent leurs dividendes.

La particularité de la Maison Soros dans l'univers des hedge funds est d'être la seule véritable entreprise. George Soros ne gère plus ses fonds depuis longtemps. A New York, la salle de marché du 888 Septième Avenue est pilotée par une quinzaine de gestionnaire aguerris qui compte notamment le gourou des arbitrages internationaux, Stanley Druckenmiller, 43 ans, classé cinquième golden boy le mieux payé des Etats-Unis en 1996, avec au moins 200 millions de dollars de revenus. A Londres, Soros s'est adjoint les services de Nicholas Roditi, brillant financier d'origine kenyane qui gère les 2,3 milliards de dollars du Quota Fund. Ayant fait grimper le fonds de 160% en 1995 et de 80% en 1996, Nick Roditi a gagné le titre de citoyen le mieux payé du Royaume Uni, avec un revenu estimé à plus de 125 millions de dollars en 1996.

Cupides et philanthropes
Si les gestionnaires de hedge funds font des envieux, leurs méthodes de gestion ne sont pas toujours très claires. En 1993, un des gestionnaires extérieurs du Quantum Fund, Purnendu Chatterjee, fut accusé de délit d'initié par la SEC, la police des marchés américains. Les protagonistes préférèrent payer une amende de 2,1 millions de dollars à l'amiable plutôt que d'affronter la SEC en justice. Paul Tudor Jones, 42 ans, qui s'est classé juste en dessous du président de la banque Lazard, Michel David-Weill, au concours des plus gros revenus de 1996, a lui aussi eu des démêlés avec la justice. Il a été condamné à une amende de 800 000 dollars pour avoir tenté de manipuler l'indice Dow Jones. Enfin il écopa accessoirement de 2 millions de dollars d'amendes et de dix-huit mois de sursis pour avoir effrontément construit une route sans autorisation sur l'immense domaine de sa Tudor Farm, dans le Maryland.

Les gestionnaires de hedge funds sont avant tout férocement indépendants. Qu'ils enfreignent quelques règles boursières ou qu'ils défient les monnaies mal gérés, leur détermination à bousculer l'ordre établi est plus égocentrique que malveillante. Ils montrent même un altruisme insoupçonné quand il s'agit de remodeler le monde à leur image. Les gestionnaires de hedge funds célèbres cumulent en effet le privilège paradoxal d'être à la fois les financiers les plus cupides et les philanthropes les plus généreux. L'excentrique Paul Tudor Jones, qui est un ami de Bill Clinton et un supporter du parti démocrate, a très sérieusement décidé d'éradiquer la pauvreté à New York avec sa Fondation Robin des Bois.

Pourtant, si l'on décernait un prix de bienfaiteur de l'humanité aux patrons de hedge funds, c'est encore Soros qui le gagnerait. Marqué par la guerre et une philosophie sagace, George Soros a créé sa première fondation la même année que son premier hedge fund, en 1969. Aujourd'hui, son Open Society Institute déploie 1300 travailleurs humanitaires et plus de 90 bureaux dans 31 pays au service de ses idées. Ses largesses personnelles ont atteint 1,5 milliard de dollars et ont servi des projets aussi salutaires qu'un don de 50 millions de dollars pour Sarajevo ou un autre de 15 millions pour promouvoir la démocratie en Afrique du sud. Aider la Russie à réussir sa transition est l'une de ses obsessions. Il a déjà donné 260 millions de dollars aux Russes depuis 1994 et a annoncé à l'automne dernier qu'il rajouterait 500 millions de dollars sur les trois prochaines années. Parmi ses projets américains, l'Open Society Institute soutient la libéralisation des drogues douces et le Project on Death In America, qui s'effforce de réduire l'exclusion des mourants. Des projets beaucoup trop tabous et sensibles pour que des élus politiques y risquent leur carrière.

Contrairement à leur image de spéculateurs engraissés par la misère qu'ils déclenchent, les hedge funds sont peut-être surtout haïs parce qu'ils dérangent. Ils ne s'enrichissent que sur le dos de quelques clients fortunés à qui ils soutirent des milliards de commissions. Pour les pays en difficulté, ils sont certainement moins dangereux que les dirigeants qui les désignent comme boucs-émissaires.

Gilles Pouzin

Les revenus de 15 gestionnaires de hedge funds
Société Nom et âge du gestionnaire Revenus minimums
en 1996 en millions de dollars
Soros Fund Management George Soros 67 800
Tiger Management Julian Robertson 65 300
Soros Fund Management Stanley Druckenmiller 43 200
Soros Fund Management Nick Roditi 52 125
Appaloosa Management David Tepper 39 90
Caxton Bruce Kovner 52 85
Steinhardt Management Michael Steinhardt 55 75
SAC Capital Management Steven Cohen 40 70
Renaissance Technologies James Simons 58 70
Moore Capital Management Louis Bacon 41 65
Omega Advisors Leon Cooperman 54 55
John W. Henry John Henry 47 50
Cambridge Investments John Tozzi 51 50
Tudor Investment Paul Tudor Jones II 42 40
Chesapeake Capital R. Jerry Parker Jr. 39 35

Source : Financial World/Gilles Pouzin


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