Vu d'Amérique > | Rédigé le 28 octobre 1997 Wall Street suspend son vol : Le krach du lundi 27 octobre vécu en direct de New York. |
Le grand soir de l'euphorie boursière a-t-il sonné pour Wall Street? Certains
le pensent, d'autres en rient. En tous cas, personne aux Etats-Unis n'est indifférent
au destin de la Bourse. L'étincelle est venue d'Asie, quand un mot de trop a
fait douter les investisseurs de la solidité du dollar de Hong Kong, entraînant
une chute de 10% de l'indice Hang Seng le jeudi 23 octobre et quelques prises
de bénéfices à Wall Street avant le week end. Les professionnels se faisaient
bien un peu de souci pour les marchés internationaux, s'informant sur la convalescence
des devises affaiblies et sur le risque de contagion de ces maladies financières
exotiques. Rien ne laissait pourtant penser que l'on était si proche du gouffre.
Les krachs se déclenchent souvent le lundi : la séance du 27 octobre portait
tous les symptômes du mal tant redouté (voir le tableau Pertes
subies par les Bourses mondiales en octobre 97).
Une
confiance intacte
«On ne sait pas pourquoi le marché a pris d'un seul coup la crise asiatique
tellement au sérieux, explique Christine Callies, chief market analyst, en commentant
la chute de 7% de Wall Street lundi après-midi. Bien sûr le marché est cher
et cherche des motifs de prises de bénéfices, mais la crise asiatique ne semble
pas avoir le potentiel pour affecter gravement l'économie américaine. Cela retarde
même les hausses de taux de la Fed et il n'y a jamais eu de vrai marché baissier
tant que la Fed n'augmentait pas ses taux. Mais cette correction est inhabituellement
brutale pour des raisons dont on n'est pas très sûrs. Il n'y a rien eu de nouveau
aujourd'hui qui explique cette baisse. On n'a pas assez d'information et on
doit attendre que le marché se stabilise pour recommander à nos clients de recommencer
à acheter, mais en tous cas nous ne sommes pas vendeurs.» Si cette traditionnelle
optimiste n'a plus toute son assurance, l'oracle la plus écoutée de Wall Street
garde une confiance intacte.
Abby Cohen, la stratégiste de Goldman Sachs, qui a triomphé des Cassandres en prédisant la poursuite de la hausse depuis trois ans, persiste dans son optimisme : «Nous continuons d'anticiper une hausse des actions et n'avons pas modifié notre objectif qui est de 1050 pour l'indice S&P 500 d'ici douze mois». Si l'histoire lui donne à nouveau raison, cela laisse un potentiel de 15% de reprise par rapport à la clôture de mardi.
Un foyer
américain sur deux possède des actions
Mais l'histoire de Wall Street a ses caprices. Surtout, quand elle est faite
par les millions d'Américains qui y placent leurs économies. En 1989, 42,9 millions
d'Américains possédaient des actions, directement ou par le biais de mutual
funds, l'équivalent de nos sicav. Au dernier recensement, en 1992, ils étaient
51,3 millions. Selon toute vraisemblance, ils doivent être bien plus de 60 millions
aujourd'hui, soit au moins un foyer sur deux.
La première raison à l'origine de ce phénomène est qu'ils doivent gérer eux-mêmes l'argent de leurs vieux jours, à travers les plans de retraite 401k, l'équivalent de nos plans d'épargne d'entreprise à long terme. Ces plans permettent aux employeurs et aux employés de verser des cotisations de retraite exonérées d'impôt qu'ils peuvent investir librement en actions de leur entreprise ou en mutual funds. Les 401k ne géraient que 55 milliards de dollars en 1985. Dix ans plus tard ils géraient 525 milliards de dollars.
Plus de 210 000 entreprises proposent maintenant des plans 401k à leurs salariés et plus de 18 millions d'Américains y ont souscrit. Du coup, la performance des actions est devenue un sujet de conversation quotidien. «C'est trop bête, m'explique Janet en rentrant du bureau lundi soir, cela fait quelques temps que je voulais vendre mes actions Computer Associates qui avaient tellement monté, mais j'ai traîné et maintenant elles doivent avoir beaucoup reperdu, il faudra que j'attende qu'elles rebondissent. - Pour ma part je suis tranquille, et je serais ravi que ça baisse encore plus, lui rétorque Srini, directeur d'une petite société de logiciels. J'ai pratiquement tout vendu l'année dernière car je pensais que ça n'allait pas durer. Je n'ai plus que 20% d'actions, mais j'avoue que j'ai raté la hausse de cette année, alors j'attends que ça baisse pour racheter.» Ce soir là, 60 millions d'Américains vont se coucher avec la tête pleine de rêves ou de soucis. Vendre ou acheter? Telle est la question.
Face
au typhon, les opérateurs sont sur la brèche
Impossible en tous cas d'ignorer l'événement. Mardi matin tous les journaux
font leur couverture sur le Krach de la veille. «MASSIVE SELL-OFF» (liquidation
massive) s'exclame la Une du quotidien populaire USA Today, en précisant immédiatement
«Ceci est purement psychologique». «Le carnage des actions» annonce de son côté
le Wall Street Journal. «12ème pire journée de l'histoire boursière. Les actions
plongent de 7% obligeant à suspendre les cotations», titre enfin le New York
Times. La séance du 27 octobre a de quoi rester dans les mémoires : pour tous
les Américains qui comparent leur patrimoine au niveau du Dow Jones, ce dernier
a enregistré la plus forte baisse absolue de son histoire. Avec une chute de
554 points, le bouillon de 1997 dépasse d'une tête le krach de 1987 qui détenait
le record avec 508 points de baisse. En pourcentage, le dixième anniversaire
du lundi noir reste néanmoins trois fois moins violent que son modèle, qui avait
pulvérisé 22% de la cote le 19 octobre 1987.
Face à un tel typhon, les opérateurs sont sur la brèche, voire sur les nerfs. «Désolé je dois y aller», réponds un trader. «Je suis en ligne, je te rappelle», me réplique un gestionnaire. «Non j'ai pas le temps, proteste un analyste qui me raccroche au nez. tut... tut... tut..», . «J'ai des choses urgentes, rappelez cet après-midi ou demain», rétorque un conseiller financier. «Je suis encore sur une autre ligne, je te rappelle», promet mon gestionnaire. Pour en avoir le coeur net, je me rends sur les lieux de l'accident, à Wall Street même. Evidemment je ne suis pas le seul.
Wall
Street, zone sinistrée?...
Wall Street est fermée à la circulation et la rue adjacente, Broad street, où
se trouve l'entrée principale de la Bourse, s'est transformée en véritable kermesse.
Des centaines de journalistes déambulent avec leurs caméras, micros ou simples
stylos, pour recueillir les précieux témoignages du petit épargnant américain.
Dans le bourdonnement des groupes électrogènes, les chaînes de télévision ont
garé une demi douzaine de camions de retransmission avec des antennes satellites
télescopiques pointées vers le ciel. Ce défoulement d'artillerie médiatique
paraît tellement grotesque que je préfère rester parmi les anonymes qui s'agglutinent
devant le stand de visite du New York Stock Exchange, un pélerinage qu'entreprennent
700 000 personnes par an. «Plus de tickets pour aujourd'hui» indique un petit
écriteau bleu. Beaucoup de gens repartent déçus. «Pas d'exception pour aujourd'hui,
précise l'hôtesse d'accueil, revenez demain à 8h45.» Soudain une blonde surgit
de la foule avec un ticket et l'hôtesse lui explique qu'il faut faire le tour
du building et entrer par derrière. Je la suit d'un pas pressé.
Tradition
américaine
Par miracle le vigile me fait signe d'entrer, à condition de ne dire à personne
que je n'ai pas de ticket. Quelques étages plus haut, la galerie de visite du
NYSE est épargnée par la foule. Quelques Russes, Indiens et autres Français
regardent une vidéo sur écran géant qui répète toutes les cinq minutes «depuis
plus de deux cent ans les investisseurs font confiance au New York Stock Exchange,
le marché le plus liquide et le plus équitable du monde.»
Je bavarde un moment avec Mark Veteto, un Américain d'une quarantaine d'années qui exploite un puits de pétrole individuel au Nouveau Mexique. «Je suis en vacance avec ma femme et un couple d'amis, m'explique-t-il. Après ce qui s'est passé hier j'ai senti que j'avais une opportunité de participer à l'histoire en étant au centre financier du monde. Vous savez quand Wall Street éternue, le reste du monde s'enrhume. Ce marché nous rend très humbles, car on est tout petit à côté de ce qui s'y passe. Mais cela fait partie de la tradition aux Etats-Unis, cela nous donne le pouvoir de participer à la croissance et de contrôler notre destinée économique. J'ai un petit portefeuille d'actions que je gère avec ma femme. Je ne vais pas sauter par la fenêtre parce qu'il baisse, mais j'avoue que je dormirai mieux cette nuit qu'hier, maintenant que les cours remontent.» Jusqu'à la prochaine fois.
Les
attentes des particuliers sont très fortes
Robert Farrell, senior market analyst de Merrill Lynch, n'a pas réussi à me
joindre pour reporter notre rendez-vous. A 14h30 j'entre donc dans son bureau
qui domine l'Hudson river, au 19ème étage du World Financial Center. «Les particuliers
sont devenus la nouvelle force du marché ces dix dernières années, explique-t-il.
Nous avons passé le cap des 1000 milliards de dollars d'actifs dans les comptes
de nos clients début octobre, et ils ont 54% de leurs portefeuilles investis
en actions, contre 24% en 1990. La question est de savoir s'ils continueront
d'avoir une vision de long terme dans un marché baissier. J'ai été chief market
analyst pendant trente-cinq ans et j'ai beaucoup étudié le comportement d'investissement
des particuliers. Plus un marché monte longtemps et plus il monte haut, plus
ils achètent. Mais plus un marché baisse longtemps, moins ils veulent investir.»
Il ponctue sa démonstration de graphiques éloquents qui montrent l'afflux de
souscriptions dans les fonds émergents au plus haut de 1993, dans les fonds
de petites valeurs américaines au plus haut du printemps 1996, etc.
«Aujourd'hui il y a plus de mutual funds que d'actions cotées au NYSE, poursuit-il. Mais on a oublié que les fonds en actions ont subit des retraits de 1974 à 1982. Le problème n'est pas les corrections brutales. Il y a eu un vif rebond pendant les deux séances qui ont suivi le krach de 1987, mais les particuliers sont sortis de leurs fonds actions tout au long de 1988. C'est ce qui s'est passé aujourd'hui. Certains ont pris peur et ont vendu ce matin pendant que d'autres se disaient qu'il fallait profiter des soldes pour acheter, ce qui a entraîné la reprise de cet après-midi. Je ne pense pas que ce soit encore la fin du marché haussier, il y aura peut-être des opportunités d'achat en novembre ou décembre pour miser sur une reprise début 1998. Mais c'est un krach d'alarme. Ce qui m'inquiète c'est que les attentes sont très fortes. Un récent sondage a montré que les particuliers s'attendent à ce que les actions rapportent plus de 30% par an pendant les dix prochaines années. Il n'y a pas besoin de beaucoup de mauvaises nouvelles pour décevoir de tels espoirs.»
Sans parler de ce qui arriverait si les nouvelles étaient vraiment mauvaises, comme le prédit le gourou des marchés Mark Faber. «Si l'on accepte les principes du libéralisme et que l'on crée un marché mondial des capitaux où les fonds peuvent circuler d'un point à l'autre de la planète en utilisant des effets de levier, on doit alors accepter qu'il y ait des dégonflements autant que des envolées, expliquait-t-il récemment depuis sa retraite de Hong Kong. Le capitalisme sans faillites serait un peu comme le Christianisme sans enfer».
Les adeptes du temple de la finance mondiale n'ont plus qu'à prier pour leur salut : au nom du pèze, du fric et du saint profit.
(1) 27 octobre pour l'Amérique,
28 pour les autres
(2) Pertes estimées en comparant les cours du 27/28 octobre à la capitalisation
boursière du 30 septembre.
Source: MSCI/Gilles Pouzin