Banque-Finance France > Rédigé le 07 juillet 1995
Profession Golden Boy
Plongée dans l'univers des salles de marché

A 28 ans, Nicholas affichait fièrement sa réussite. Fils d'un plâtrier de la banlieue londonienne, il avait toujours été fasciné par la vie palpitante des golden boys. Leurs villas avec piscine et gouvernante, leurs voitures de sport et les top-models qui les accompagnent. Ses études secondaires à peine terminées, il s'infiltre dans un back office, c'est à dire un service de gestion administrative des titres, avant de décrocher un poste d'opérateur en Bourse à la célèbre banque Barings. Son rêve se réalise enfin lorsque, en 1992, il obtient une mutation à Singapour, avec de vraies responsabilités de trader et un salaire de 150 000 dollars par an (750 000 francs) plus bonus. Nick est un golden boy adulé et envié, qui brasse des milliards et tient le monde entre ses mains. Sans sourciller, il achète 6 milliards de dollars d'actions japonaises et vend 20 milliards d'obligations sur les marchés à terme. Mais la chance tourne et le tremblement de terre de Kobé transforme le génial spéculateur en joueur de poker menteur. Nick Leeson vient de mettre la Barings en faillite en lui laissant une perte irrémédiable de 7 milliards de francs. Son rêve devient cauchemar. Méprisé, accusé, pourchassé, il incarne du jour au lendemain toute la déchéance, la vanité et la cupidité de ces golden boys incompétents et dangereux, responsables de tous les maux de la finance moderne. Des réactions d'admiration et de haine qui nous masquent pourtant la vraie vie des salles de marché.

Des stars et des lève-tôt
Difficile de brosser le portrait robot des golden boys. Leurs profils sont aussi variés qu'ils sont nombreux. On ne dénombre pas moins de 8000 personnes travaillant chaque jour sur les parquets de négociation des Bourses de Chicago. Les banques d'affaires Salomon brothers, et Morgan Stanley emploient respectivement 5 700 et 4 800 personnes dans les activités de marché. Ils sont 2000 chez Paribas et 4 500 à la Société générale, dont 60% hors de France. Au total, des centaines de milliers de golden boys sont dispersés sur les grandes places financières de la planète. Et c'est sans compter leurs rivaux du corporate finance: de jeunes banquiers spécialistes en fusions-acquisitions et autres OPA, qui préfèrent miser leur carrière sur cette antichambre du pouvoir plutôt que sur les gains sans lendemain des activités de marchés.

L'amour de l'argent et le goût du jeu sont pratiquement les seuls points communs à tous les golden boys. Si leur moyenne d'âge est proche de la trentaine, on croise aussi bien dans les salles de marché des débutants à peine majeurs que des vétérans qui ont survécu à tous les krachs. Les niveaux d'études et les processus de recrutements évoluent avec la sophistication des marchés et la hiérarchie des métiers. Au début des années 80, il suffisait d'un peu de chance ou de piston, d'aimer les chiffres ou de parler quelques langues étrangères, pour se faire coopter à un poste de négociateur (exécution des ordres en Bourse), de broker (courtier) ou de sales (vendeur) chargés de démarcher des clients pour transmettre leurs ordres aux négociateurs (lire l'article annexe Parlez-vous Golden Boy?). Pour un poste de market maker (teneur de marché), chargé d'acheter des titres avec suffisamment de flair pour les revendre plus cher à des gros clients, il fallait déjà un bon bagage d'études supérieures.

En haut de l'échelle: les traders
Le boom des produits dérivés, plus compliqués et plus dangereux, a placé la barre plus haut, surtout pour les proprietary traders, chargés de spéculer avec les fonds propres de leur banque. Leurs stratégies de trading requièrent souvent des gamberges mathématiques interminables et des compétences d'ingénieurs informaticiens. «A la fin des années 80, jusqu'à un tiers de certaines promotions de centraliens et de polytechniciens étaient happés par les salles de marché», se souvient un chasseur de tête. Au sommet de la hiérarchie du prestige, les diplômés des grandes universités de finance se bousculent à la porte des investment banks américaines. Chez Salomon brothers Europe, par exemple, on ne recrute que des Bac+5 ou des MBA, triés sur le volet, pour leur force de caractère, parmi les quelques 5000 candidatures reçues chaque année. «Nous vous demanderons beaucoup, et donnerons beaucoup en retour», prévient d'emblée la brochure distribuée aux grandes écoles.

Comparées aux salles de marché des brokers, enfumées comme des tripots sous leurs néons verdâtres, les allées larges et les plafonds hauts des grandes banques respirent le confort haut-de-gamme. Leurs tradings rooms sont de véritables cathédrales de la négociation. Luxueuses ou lugubres, l'organisation du travail est la même dans toutes les salles de marché. Chaque desk, ou table de trading, regroupe une douzaine de personnes au maximum, sous la responsabilité d'un chef de table. «La hiérarchie est très diffuse, commente le directeur d'une salle de marché. Mon chef est plus jeune que moi et mon meilleur trader gagne plus que lui. L'échelle des salaires et des responsabilités est indépendante de l'âge et du grade.» En parallèle du fonctionnement souple des salles de marché, les banques s'empressent aujourd'hui de développer des moyens de surveillance hyper-strictes. «Les marchés financiers sont des voitures de course qu'on ne pilote plus sans compteur, résume Henri Cukierman, président de la Banque de marché CPR. Nous avons maintenant un contrôleur pour trois traders, soit 35 personnes qui analysent en permanence les risques encourus par la banque.»

Les métiers les mieux payés du monde
En dépit de la déprime boursière, les métiers de la finance restent parmi les mieux payés du monde. En 1994, le salaire moyen des employés des sociétés de Bourses parisiennes dépassait 400 000 francs, en tenant compte de la partie variable. Ces chiffres, qui prennent en compte toutes les catégories de personnel, du portier au PDG, est bien en dessous de ce que gagnent les opérateurs directement en prise avec le marché. «La grande majorité des traders empoche 500 000 à 1 million de francs par an, explique Charles Lai, chasseur de tête au cabinet Vuchot-Ward-Howell. Et les cinquante meilleurs traders de la place gagnent en moyenne deux ou trois millions.» Dans la salle de marché de la Société générale, on murmure même que Sébastien Cahen, le jeune directeur des swaps et dérivés de taux d'intérêt, aurait gagné en 1993 près de 10 millions de francs, soit plus que le président de la banque lui même. Et ce n'est rien comparé à la démesure de Wall Street. Les chefs de salles de marché des grandes banques d'affaires américaines approchent souvent les 10 millions de dollars (50 millions de francs), tandis que les commissions encaissées par les gestionnaires de hedge funds les plus performants approchent ou dépassent les 50 millions de dollars par an. «Nous sommes trop payés», dénonçait en coulisse un gourou New Yorkais.

Il faut mériter ses commissions
Pourtant, les financiers ne sont pas du genre à se faire des cadeaux. Les règles sont simples: ici on ne gagne que si l'on rapporte. Et si l'on n'est pas rentable, c'est la porte. «C'est un monde de l'instant où tout se construit au quotidien. En contrepartie, chacun peut juger immédiatement de ses performances.», résume Patrick Combes, président du groupe Viel, leader français du marché interbancaire. Les employés de son groupe de courtage ont gagné en moyenne 545 000 francs chacun l'an dernier. «Les méthodes de calcul des bonus varient d'une salle de marché à l'autre et même d'un poste de travail à l'autre en fonction de la difficulté à promouvoir tel ou tel produit financier», explique Christophe de Rocca-Serra, chasseur de tête au cabinet Norman Parsons. Les sales (ou vendeurs) par exemple, qui démarchent les investisseurs institutionnels pour leur faire acheter des actions et produits dérivés, touchent environ 10% à 12% des commissions de courtage qu'ils génèrent pour leur société de Bourse. Pour gagner 1 million de francs (fixe plus bonus), un bon golden boy doit rapporter environ 7 millions de commissions. Sachant que le taux de courtage moyen sur les actions dépasse rarement 0,3% du montant des transactions, il faut que ses clients lui passent environ 2,5 milliards de francs d'ordres dans l'année. «La Bourse est un gâteau tellement gros qu'on peut faire fortune en ramassant les miettes», résumait une réplique du Bûcher des vanités.

Argent facile! disent les jaloux. Pas toujours, en fait. Car l'âge d'or des années 80 semble définitivement révolu. A l'époque, l'argent affluait et on embauchait à tour de bras. Les employeurs se livraient à des surenchères pour s'arracher les meilleurs traders à prix d'or, dans l'espoir de récupérer leurs clients et leurs juteuses commissions. Dans les dernières heures d'euphorie de 1993, la banque américaine NationsBank a ainsi débauché des traders à la Bankers trust, chez le courtier BZW et chez Nomura pour constituer sa nouvelle équipe sur les produits dérivés. Aujourd'hui, la profession se normalise. L'industrie financière semblait si miraculeuse qu'elle a attiré une concurrence sauvage. De nombreux secteurs ont réalisé des investissements informatiques colossaux et se retrouvent en surcapacité. La guerre des prix fait rage alors même que les clients, traumatisés par leurs pertes de 1994, se font rares. «Le seuil de rentabilité des sociétés de Bourse se situe globalement à 3,5 milliards de francs de transactions par jour. Nous avons été en dessous au second semestre de 1994 et sur les quatre premiers mois de 1995, reconnaît Alain Ferri, président de l'association française des sociétés de Bourse, l'AFSB.

Les métiers de courtage sont devenus si compétitifs qu'il faut manipuler des sommes hallucinantes pour générer des commissions minuscules. Sur le marché interbancaire parisien, le courtage pour un dépôt de 400 millions de francs sur six mois est facturé 2500 francs, soit 0,000625%. Comme les courtages sont calculés prorata-temporis, les opérations à très court terme rapportent encore moins. Sur le marché interbancaire londonien où circulent 300 milliards de dollars par mois, le courtage pour un dépôt de 50 millions de dollars (250 millions de francs) au jour le jour est facturé 15 livres (120 francs).

Conditions de travail difficiles
Nul doute, la vie d'un golden boy est trépidante. Mais aussi harassante. «L'argent ne dort pas!», scande Michael Douglas dans le film Wall Street, alors qu'il vient de réaliser une opération sur les marchés d'Asie en pleine nuit New Yorkaise. Pas si caricatural. «Certains de mes collègues qui travaillent sur le yen commencent leur journée à 3 heures du matin, explique Phil Mizon, chef du desk euro-dollar chez le broker Prebon Yamane, quatrième intervenant sur le marché interbancaire londonien. Ici, si vous arrivez à 7 heures et quart, vous êtes en retard.» (lire article annexe: Trois itinéraires de golden boys) Contrairement aux marchés officiels des actions, le marché de gré à gré des taux d'intérêt et des devises n'est pas centralisé. Les brokers, comme Marshall, Tullett and Tokyo ou Prebon Yamane, servent d'interface entre les banques. Ce sont de véritables usines à pricer, c'est à dire à établir les cours.

En plein coeur de la City, dans l'imposant édifice du 155 Bichopsgate, un ascenseur en marbre, vaste comme une salle de bal, accueille les visiteurs de Prebon Yamane. Les jeunes brokers, eux, empruntent une porte anonyme donnant sur l'escalier de service. Dans une salle de 50 mètres de côté, ils sont 320 à se serrer coude à coude le long des desks, ces tables bourrées d'écrans sur lesquels ils scrutent des colonnes de chiffres ésotériques. Sur leur mince tablette en aggloméré, usée par les graffitis nerveux et les brûlures de cigarettes, ils griffonnent quelques règles de trois avant de décrocher leur téléphone à 150 touches. Dans un brouhaha étourdissant, ils se hurlent ensuite des bouts de phrases inaudibles pour exécuter les ordres de leurs clients. «Cela peut être le pire ou le meilleur des jobs, poursuit Phil Mizon. Quand on fait des affaires, on regarde sa montre pour la première fois vers midi. Mais le plus pénible c'est quand le marché est nul et qu'on reste là sans rien faire.»

Les golden boys sont des joueurs invétérés. Pour tuer l'ennui, ils aiment parier. Sur le système de négociation électronique Reuter, des pages entières sont réservées à la cotation des paris privés, sur tout et n'importe quoi. Rien qu'à Londres, pour la coupe du monde de Football de 1994, les montants en jeu entre parieurs de la City atteignaient 16 millions de livres (130 millions de francs). Même à Paris, on raconte qu'un broker a perdu 61 000 francs en pariant sur la victoire de Lionel Jospin aux présidentielles.

Carrières courtes et fatigantes
Travailler dur dans un décor pas toujours rose, tel est le lot des nouveaux golden boys. Partout où c'est possible, l'ordinateur remplace le broker. «Le marché des changes est envahi par les Bourses électroniques», confirme Phil Mizon. Du coup, sous la pression d'une conjoncture difficile, de nombreuses professions boursières sont dévalorisées. Se plaignant du chantage salarial et d'un manque de professionnalisme, certaines sociétés membres du Matif ont recruté une cinquantaine de jeunes apprentis négociateurs sous contrat de qualification, payés au Smic. Même pour ceux qui ont déjà fait leurs preuves, l'avenir est incertain. Warburg, la merchant bank la plus sélecte de la City, a ainsi fermé ses activités de swaps déficitaires et remercié 270 golden boys il y a six mois. De son côté, le broker Prebon Yamane dégressait ses effectifs de 16% et baissait ses salaires d'embauche à 12 ou 15 000 livres par an (96 à 120 000 francs). A Paris, la Société Opale dérivés Bourse a réduit de 25% la paye de ses négociateurs sur le Matif.

A la précarité de ces métiers du court terme, s'ajoutent des conditions de travail parfois pénibles. Sur les parquets de négociation à la criée, comme le Matif, la cacophonie est assourdissante. Un bourdonnement de 109 décibels vous agresse couramment les oreilles, alors qu'un niveau supérieur à 85 décibels est médicalement nuisible pour l'ouïe. Il y a deux ans, en criant ses ordres plus fort que d'habitude, un négociateur du groupe Viel a quasiment perdu sa voix à jamais. Dans les salles de marché, c'est le stress qui guette les traders. Le surmenage et l'anxiété sont souvent à l'origine de problèmes cardio-vasculaires, thyroïdiens ou cérébraux. «Depuis dix ans, j'ai pratiquement connu chaque année un décès par maladie foudroyante parmi mes collègues ou amis», déplore un golden boy de 36 ans. En Angleterre, ces problèmes sont tout à fait reconnus, et le gouvernement a fixé le droit à la retraite des cambistes à 55 ans.

«La durée de vie professionnelle des hommes de marché est très courte, comme celle des sportifs», résume Patrick Combes. «Au bout de quatre ou cinq ans, 80% des traders disent qu'ils ne veulent pas faire ce métier toute leur vie, confirme un chasseur de tête. Mais leur reconversion est un vrai problème car ils sont souvent trop spécialisés et trop chers par rapport aux métiers qu'ils visent.» Quelques uns sortent du rang pour couronner leur conte de fée, comme le brillant Derick Maughan, fils de mineur devenu patron de Salomon brothers. Mais à quarante ans, ceux qui n'ont pas grimpé dans la hiérarchie se font souvent pousser vers la sortie par leurs jeunes successeurs plus combatifs. Pour ces candidats golden cow-boys au regard plein de dollars, la fascination de la finance reste intacte. A Wall Street, l'argent tourne vite. Pour les plus malins et les plus habiles, la Bourse est toujours le raccourci le plus rapide pour faire tourner la roue de la fortune.

Gilles Pouzin

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