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Rédigé le 08 mars 1996
Le talon d'Achille du capitalisme français :
Leur faiblesse boursière rend les entreprises vulnérables.

Chiffres
Trop petits, trop pauvres. A force de blâmer les marchés financiers, de mépriser les investisseurs internationaux et de bafouer leurs petits actionnaires, les fleurons du capitalisme français sont pris à leur propre piège. Délaissés par la Bourse, ils sont de plus en plus ridicules sur l'échiquier économique mondial. Rhône-Poulenc, le premier groupe chimique français, vaudra huit fois moins que le nouveau géant Novartis, issu de la plus grosse fusion de tous les temps, entre les Suisses Sandoz et Ciba-Geigy. Avant cette opération titanesque, Rhône-Poulenc et Ciba avaient à peu près la même physionomie: près de 90 milliards de francs de chiffre d'affaires et un peu plus de 80 000 salariés chacun. Mais Ciba arborait pourtant déjà une capitalisation boursière plus de trois fois supérieure à celle de Rhône-Poulenc (voir le tableau Comparaison des leaders français et étrangers). Si ces deux groupes équivalents avaient voulu fusionner en respectant la parité de leur cours de Bourse, soit les actionnaires de Rhône-Poulenc n'auraient reçu qu'un quart du nouvel ensemble, soit les actionnaires de Ciba auraient perdu un tiers de leur capital. Comment, dans ces conditions, peser d'un poids quelconque dans les alliances stratégiques de cette fin de siècle?

Le seul pays où la Bourse ne crée pas de richesse
L'illustration peut paraître anecdotique. Mais la situation est réellement très préoccupante. La France est en effet le seul pays industrialisé où la Bourse a détruit de la valeur au lieu d'en créer. Pris dans leur ensemble, les fleurons du capitalisme français sont les seuls de l'OCDE à appauvrir leurs actionnaires au lieu de les enrichir, et à sombrer avec eux dans ce cercle vicieux. En deux ans, de fin 1993 à fin 1995, la capitalisation boursière de la France a ainsi perdu 203 milliards de francs (voir le tableau Comparaison des capitalisations boursières internationales). Et encore, si l'on déduit les 82 milliards de francs d'argent frais apportés par les investisseurs qui ont cru aux privatisations, ainsi que les 74 milliards de francs d'augmentations de capital souscrites par des actionnaires généreux, la destruction de richesse du capitalisme français atteint 359 milliards de francs en deux ans.

Pendant ce temps, les patrons du monde entier renforçaient leur puissance de feu. La capitalisation boursière de l'Allemagne s'enrichissait de 62 milliards de marks, les Bourses helvétiques empilaient 100 milliards de francs suisses, les Hollandais grossissaient de 157 milliards de florins, les Suédois de 327 milliards de couronnes et les britanniques de 67 milliards de livres. Sans parler, évidemment, des mastodontes américains qui voyaient leur valeur boursière gonfler de 1871 milliards de dollars, soit de quoi avaler 3,7 fois toute la Bourse de Paris.

Des proies faciles
Paupérisés par leur faiblesse boursière, les grands groupes français deviennent des proies faciles. Du coup, les rumeurs bruissent sous la verrière du Palais Brongniart. Le renard est dans le poulailler et les prédateurs assoiffés de plus-value se lèchent les babines. L'OPA surprise de 7 milliards de francs de l'américain General Electric sur la société de crédit Sovac a donné un premier signal en décembre dernier. Philips lui a emboîté le pas en mettant la main sur sa filiale Radiotechnique, dont la capitalisation boursière était tombée à moins de 700 millions de francs. Depuis le début de l'année 1996, les investisseurs étrangers seraient de retour. Du coup la Bourse de Paris est en pleine effervescence: l'indice CAC 40 a regagné 8% en janvier et les transactions se sont envolées de 40% par rapport à l'année dernière. D'autres OPA de moindre envergure ont entretenu le suspens, comme celle du métallurgiste allemand Klökner-Stahl sur Arus ou celle d'Heineken sur les brasseries Fischer. Les étrangers déplacent leur pions, comme le pétrolier Shell qui cherche à vendre sa participation dans Application des gaz à l'américain Coleman.

Les grands groupes français tentent tant bien que mal de sauver les meubles en ramassant pour une bouchée de pain leurs filiales massacrées. La Générale des eaux lance ainsi une OPA sur sa filiale de construction CBC au prix de 105 francs alors qu'elle l'avait introduite en Bourse à 365 francs il y a trois ans et demi. Les épargnants qui avaient acheté les 700 000 actions vendues par la Générale des eaux perdent 182 millions de francs dans ce tour de passe-passe. Le cimentier Lafarge ramasse les derniers titres de sa filiale Tollens et le holding Lille-Bonnière et Colombes absorbe ses sous-holdings Alspi et Comptoir Lyon Alemand. Au total, une vingtaine d'OPA, OPR et autres raids ont réveillé la Bourse de Paris depuis le début de l'année. Des broutilles, comparées aux grandes manoeuvres qui s'annoncent.

Les profits fondent
C'est le coeur même du capitalisme français qui craque de tous côtés. Selon les estimations du cabinet Jacques Chahine Finance, les sociétés composant l'indice CAC 40 ont vu leurs profits fondre des deux tiers entre 1989 et 1995. Les quarante plus grands groupes cotés n'auraient gagné que 36 milliards de francs en 1995, contre 108 milliards il y a six ans à structure comparable. Et les pertes pleuvent: 15 milliards de francs chez Alcatel-Alsthom, 4 milliards chez Bouygues et Paribas. Et autant attendues chez Suez. Au total, les quinze plus gros groupes déficitaires cumuleraient déjà plus de 40 milliards de francs de pertes en 1995. «Et les chiffres définitifs risquent d'être pires car on attend de sévères révisions sur plusieurs banques et assurances», prévient Jacques Chahine.

Pour éponger leurs pertes abyssales, les patrons de grands groupes français sont acculés à faire les fonds de tiroirs. Première cible, les sacro-saints noyaux durs et autres groupes d'actionnaires stables qui servaient de protections mutuelles contre des raiders potentiels depuis les privatisations. Au total, ces participations croisées entre les grandes nébuleuses du capitalisme français pèseraient plus de 110 milliards de francs. A l'heure des restructurations, de telles sommes apparaissent de plus en plus comme une immobilisation de capitaux stérile.

Des alliés dangereux
Mais l'argent manque et les acheteurs providentiels ne sont pas des enfants de coeur. Le système de boucliers peut alors se retourner contre ceux qu'ils sont sensés abriter. Paribas a ainsi reçu un électrochoc en réalisant que François Pinault, l'allié qu'ils avaient choisi pour reprendre le holding Navigation Mixte et en extraire de belles plus-values, risquait de devenir le loup dans la bergerie. La Navigation Mixte étant le premier actionnaire de Paribas, avec 9% du capital, son sauveteur pouvait facilement se transformer en prédateur. André Lévy-Lang, le président de la banque de la rue d'Antin, a préféré faire machine arrière et se lancer seul dans le dépeçage de la Navigation Mixte.

Il faut dire que pendant que les joyaux du capitalisme français s'échangeaient des politesses ruineuses, François Pinault effectuait un pompage méthodique de toutes les tirelires qui croisaient sa route. A coups d'OPA en série, sur Conforama, le Printemps, La Redoute, la Fnac, Cica, etc., il a augmenté la capitalisation boursière de son groupe de 22,6 milliards de francs en cinq ans, passant de 3,6 milliards fin 1990 à 26,2 milliards aujourd'hui. Mais ne comptez pas sur lui pour protéger le cocon du capitalisme cocorico. Ne s'est-il pas empressé d'empocher une belle plus-values en revendant la papeterie de la Chapelle Darblay à des concurrents étrangers alors qu'il avait touché des subventions pour éviter précisément cette issue?

Fusions-rationalisations en perspective
Une chose est sûre, les fers de lance de notre économie n'ont plus les moyens de leur chauvinisme ou de leurs caprices. «A l'heure où tous les leaders mondiaux effectuent un sérieux recentrage sur leurs métiers stratégiques, les diversifications de nombreux groupes français sont anachroniques», explique George Van Erck, responsable des fusions-acquisitions en Europe pour la banque américaine JP Morgan. Dans cet état d'esprit, les filiales pharmaceutiques d'Elf et de l'Oréal auraient vocation à être cédées. Les banques devraient se lancer dans des fusions-rationalisations comme cela a été fait dans tous les pays. Les constructeurs automobiles n'auraient plus les moyens de leur indépendance et tous les partenaires seraient imaginables, de Chrysler à Volkswagen en passant par Fiat et Volvo. Le Mécanno des industries d'armement et les plans de reprises en main de Valéo sont un cuisant contre-exemple. «Ne rêvez pas, résume un gestionnaire d'actions françaises. En France l'intérêt du ministère de l'industrie passe avant celui des actionnaires.»

Toutes les combinaisons franco-françaises seront donc essayées pour sauvegarder l'industrie bleu-blanc-rouge. Améliorer sa valeur boursière, comme Chargeurs a décidé de la faire, est pourtant la seule défense contre les prédateurs (lire l'article Chargeurs donne l'exemple). Car dans la jungle capitaliste rien n'empêche un jour ou l'autre les plus petits de se faire croquer par les plus gros.

Gilles Pouzin et Adrien de Tricornot

Comparaison des leaders français et étrangers
Nom Capitalisation boursière en milliards de francs au 31/12/93 Capitalisation boursière en milliards de francs au 31/01/96 Concurrent étranger Capitalisation boursière en milliards de francs au 31/01/96 (1)
Accor 14.7 19.3 Forte (GB) 29.4
AGF 47.4 19.7 Generali (It.) 102
Alcatel Alsthom 120.4 70.2 Siemens (All.) 158.5
BNP 52.9 41.5 Dresdner Bank (All.) 59
Bouygues 13.7 11.8 Hochtief (All.) 15.4
CLF 17.5 15.8 Banco Credito Hispano (Esp.) 16.3
GAN 23.9 9.3 Winterthur (Suisse) 28.1
Havas 20.4 26.7 News Corp (Aust.) 54
Lyonnaise des eaux 29.6 27.8 Waste management (US) 72.5
Paribas 45.9 32.3 SBS (Suisse) 70.8
Renault n.s. 36.8 Volvo (Suède) 43
Rhône Poulenc 37.5 38.1 Ciba (Suisse) 123.4
Schneider 26.1 26.6 GEC (GB) 76.7
Suez 54.8 31.4 ING (NL) 97
UAP 57.7 36.8 Allianz (All.) 220.6
(1)Conversion à 1DM=3,43FF; 1£=7,75FF; 1$=5FF; 1FS=4,20FF; 1SEK=0,75FF; 100PTA=4,05; 1NLG=3,05; 1AUD=3,85; 1000ITL=3,25
Source : Gilles Pouzin

Comparaison des capitalisations boursières internationales
Pays Variation en % 93-95 Capitalisation boursière en milliards de monnaie locale au 31/12/93 Capitalisation boursière en milliards de monnaie locale au 29/12/95
Pays-Bas +47.1% 332.26 488.88
Etats-Unis +41.9% 4 467.00 6 338.00
Suède +38.8% 843.45 1 170.70
Suisse +27.8% 361.41 461.93
Italie +22.8% 231 540.70 284 358.06
Espagne +13.0% 16 374.64 18 496.29
Angleterre +8.3% 806.02 873.17
Allemagne +8.1% 768.04 830.28
France -7.6% 2 675.10 2 472.1
Source : Gilles Pouzin

Note : Fin 1995, la capitalisation boursière de la France, c'est à dire la valeur de toutes les entreprises françaises cotées en Bourse, était tombée à moins de 2500 milliards de francs. Elle redescend ainsi du quatrième au cinquième rang mondial, dépassée par l'Allemagne qui affiche 2800 milliards de francs de capitalisation bourisère, et talonnée par la Suisse (2000 milliards).


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