Marchés à terme > Rédigé le 30 octobre 1995
Les dérivés, par qui le scandale arrive :
Pertes et procès découverts chez les entreprises et les banques françaises.

Après l'explosion des produits dérivés, voici venu le temps des procès. En accusant la Bankers Trust de racket organisé, Procter & Gamble donne une nouvelle dimension à la psychose de ces instruments financiers hyper-spéculatifs. «Quand on arrêtera de vendre de la dynamite, on aura peut-être un bon business», reconnaissait un trader de Bankers trust au cours d'une conversation téléphonique enregistrée et versée aux pièces à conviction.

Aujourd'hui, les clients de produits dérivés contre-attaquent et traînent leurs banques devant les tribunaux. En plus de Procter & Gamble, Bankers Trust a été poursuivi en justice par Gibson Greetings, Carlton Financial, Adimitra Rayapratma et Mallis. Au total, les pratiques frauduleuse de Bankers trust sur les dérivés auraient causé plus de 500 millions de dollars de pertes à neuf entreprises clientes. Après sa faillite retentissante de 2 milliards de dollars, le Conté d'Orange s'est retourné de son côté contre Merrill Lynch tandis que le conté de Charles poursuit Liberty Capital, la ville de Williamsburg assigne MGSI securities et celle de Painesville s'en prend à Schulte.

Après l'affaire Bankers trust, l'affaire Crédit agricole
En dépit des discours officiels rassurants, rien ne permet d'assurer que les entreprises françaises soient à l'abri de telles errances avec la gestion de leurs produits dérivés (lire l'article annexe Les produits dérivés en trois procès). Dès 1992, le tribunal de commerce de Paris enregistrait une plainte sur un contrat de swaps (lire encadré Swap, définition). Depuis le début de l'année, un expert des produits dérivés auprès de la cour d'appel de Paris a enregistré trois contentieux sur ces questions. La loi du silence prévaut toujours sur ces sujets tabous, mais nous avons découvert que le Crédit agricole est actuellement en procès devant le tribunal de Chicago pour un contentieux de 3,2 millions de dollars sur une banale option sur swap de taux d'intérêt.

Aujourd'hui, l'utilisation de produits dérivés est devenue monnaie courante dans les entreprises françaises. En 1994, elles ont conclu pour environ 2 600 milliards de francs de contrats Pibor, sur le Matif, qui permettent de se prémunir contre l'évolution des taux d'intérêt à court terme. Sur les marchés de gré à gré, où les transactions ne font l'objet d'aucune surveillance centralisée, les statistiques collectées par le cabinet Quotient auprès de vingt banques, révèlent que les entreprises françaises ont conclu 870 milliards de francs de contrats à terme en 1994, dont 594 milliards rien que pour les swaps. Au total, 45% des grandes entreprises utilisent souvent des swaps et 11,5% des produits dérivés de marchés réglementés, comme ceux du Matif. On peut raisonnablement estimer à au moins 3 500 milliards de francs, les transactions annuelles des entreprises françaises sur des produits dérivés.

Les produits dérivés sont pratiques et utiles
Un phénomène en soit salutaire, tant les produits dérivés sont devenus indispensables pour réduire les risques d'un environnement économique de plus en plus fluctuant. A tel point que des dirigeants d'entreprises américaines ont déjà été condamnés pour ne pas avoir utilisé de produits dérivés pour couvrir leurs risques. «Les changes, les taux d'intérêt, les matières premières et les cours de Bourse sont extrêmement volatiles, plaide Bruno Weymuller, directeur financier d'Elf Aquitaine et président du groupe de travail du CNPF sur les produits dérivés. C'est une gêne pour les entreprises qui veulent se concentrer sur leur savoir-faire et leur activité propre.»

Les produits dérivés permettent ainsi de remodeler la sensibilité financière d'une entreprise sans véritable restructuration financière du bilan. Si l'entreprise est endettée à taux variable, mais souhaite payer un taux fixe, elle contracte un swap par lequel elle s'engage, chaque mois ou chaque année, à payer ou à recevoir la différence entre un taux fixe convenu et son taux variable, qu'elle paye de toute façon à son créancier, puisque sa dette au bilan n'a pas changé. De tels swaps (échanges en anglais) permettent aussi bien d'emprunter en dollars et de rembourser en francs. En résumé, si quelque chose ne vous plaît pas au bilan, les produits dérivés permettent de le changer hors-bilan. Pour neutraliser un risque, il suffit de créer le risque inverse avec des produits dérivés.

Cette simplicité et cette souplesse sont paradoxalement la cause de tous les maux des produits dérivés. La première difficulté est en effet de les contrôler. Selon une enquête du cabinet d'audit Price Waterhouse, auprès de 386 groupes internationaux présents dans 16 pays, les trois quarts des sociétés utilisent des produits dérivés mais moins de la moitié dispose d'un contrôle adapté. Dans plus de 50% des cas, le conseil d'administration ne reçoit pas une information régulière sur ces activités. «Les entreprises courent des risques réels de pertes financières importantes et inattendues», prévient Price Waterhouse. La raison de telles lacunes: «les produits dérivés sont davantage des contrats que des transactions, du coup ils échappent aux procédures comptables traditionnelles», explique Mireille Gaston, spécialiste de la question au cabinet d'audit Deloitte Touche Tohmatsu. Souvent les produits dérivés n'entraînent pas de flux d'argent au départ, donc pas de trace, alors que le risque de règlement à terme est bien réel.

Risques et manque de garde-fous
Le manque de contrôle est facilité par une réglementation quasi-inexistante quant à l'information sur l'utilisation des produits dérivés. En France, la recommandation de janvier 1989 de la Commission des opérations de Bourse est peu et partiellement appliquée. La comptabilité américaine a adopté la norme SFAS 107 en décembre 1991, et les rares entreprises françaises qui s'y conforment offrent une présentation détaillée de leurs produits dérivés, comme Usinor Sacilor, qui y consacre cinq pages de son rapport annuel. Enfin la commission de standardisation internationale de la comptabilité a adopté sa norme IAS 32, qui entrera en application en 1996 et à laquelle devraient se conformer une vingtaine de groupes français. Sur le plan du contrôle interne, le mode d'emploi des produits dérivés édité par le CNPF suggère quelques précautions salutaires (voir encadré Les six commandements des produits dérivés). Mais de la théorie à la pratique, il y a un pas à franchir.

Les sources de dérapages sont en effet nombreuses et sournoises. Comment déterminer, par exemple, la frontière entre couverture et spéculation? Faut-il se prémunir uniquement contre un risque de baisse? Le groupe LVMH, qui effectue près du quart de son chiffre d'affaires en dollars, a par exemple préféré limiter le profit qu'elle pourrait tirer d'une reprise du billet vert. «Nous ne spéculons pas sur une envolée vertigineuse du dollar, explique Pierre Dehen, responsable des financements long-terme de LVMH. Du coup, nous vendons des «call knock-in», c'est à dire des options d'achat qui ne se déclenchent que si la hausse dépasse un certain niveau. Cette opération permet de réduire le coût de notre couverture contre la baisse du dollar.»

Néophytes s'abstenir
L'imagination et l'agressivité commerciale des banques est une seconde source de dérapage à contrôler. «Des démarcheurs de haut vol viennent nous voir et tentent de susciter un besoin en nous proposant des produits aux performances alléchantes dont ils occultent systématiquement les risques», avoue le trésorier d'une grande compagnie d'assurance. Parmi les innovations à la mode, on peut citer pèle mêle les tunnels de taux à barrière activante et désactivante, les swaps de convergence jouant le rétrécissement d'un spread, et les produits structurés à indexations multiples en delta neutre. «On nous a proposé des produits curieux, comme ce swap avec une branche optionnelle sur les cours de l'or, qui bonifiait les taux d'intérêt tant que l'once ne dépassait pas 400 dollars», se souvient Pierre Dehen. On n'a que l'embarras du choix, mais gare au service après vente!

Quand un produit dérivé tourne mal, ses défauts son exacerbés, comme ça a été le cas chez Procter & Gamble. «En cas de crise, une entreprise qui a acheté un produit dérivé sur mesure est entièrement entre les mains de la banque qui l'a conçu», explique le trésorier d'un groupe d'assurance. Si le produit n'est pas standard, il est impossible de trouver un prix convenable pour s'en défaire sur le marché, et la banque faire payer le prix fort. «Il arrive même qu'une banque ait mal évalué son produit au départ et qu'elle répercute le prix de ses imperfections sur le client», confie un ancien trader. L'indexation d'un swap peut ainsi ne pas fonctionner comme prévu. De tels défauts peuvent amener l'entreprise à être moins couverte que ce qu'elle pensait.

Vides juridiques
Si leur complexité mathématique est souvent en cause, la principale faille des produits dérivés est juridique. «Ce sont des contrats, pas des actifs, plus vite ils expirent moins le risque s'étend», rappelle Thierry Bergeras, spécialiste de la question chez ABN-Amro. «Les contrats qui donnent lieu aux produits dérivés ne sont pas souvent rédigés clairement», confirme Thierry Bonneau, professeur agrégé de droit à Nanterre, spécialisé dans les questions boursières. «En dépit de l'augmentation des plaintes contre des vendeurs de produits dérivés de gré à gré, peu de tribunaux ont statué sur la viabilité des théories juridiques revendiquées dans ces procès, déplore Clifford Craig, avocat devenu spécialiste de la question en défendant avec succès la plainte de Gibsons Greetings contre Bankers Trust. Du coup, les avocats sont restés libres de développer une grande variété d'arguments pour étayer leurs plaintes.» Autant dire un vrai Far West jurisprudentiel.

L'affaire qui oppose le Crédit agricole à la société américaine Chameleon Finance en est une illustration navrante. Le Crédit agricole n'a demandé l'exercice de son option que le premier jour ouvrable suivant l'échéance tandis qu'en vertu des lois de New York, il aurait du le faire avant. Le Crédit agricole a obtenu gain de cause, mais le juge Harry Leinenweber l'a sermonné, et l'affaire est en appel. «Pour s'assurer la victoire dans cette querelle élémentaire, les avocats du Crédit agricole ont amassé l'équivalent judiciaire des forces de débarquement alliées en Normandie», a ironisé le juge en déclarant entièrement déraisonnable les 81 831 dollars réclamés pour frais de procédure. Las! Les aléas de la justice valent bien ceux des produits dérivés. Chassez les risques, ils reviennent au galop.

Gilles Pouzin

Swap, définition Un swap est une opération d'échange qui entraîne un règlement à terme prévu par contrat. Dans le cas des swap de taux d'intérêt, qui sont de loin les plus répandus, les deux parties ne s'échangent pas de titres. Le plus souvent, elles se contentent de s'échanger la différence entre deux taux d'intérêt. Prenons le cas d'une entreprise faisant un swap pour transformer un emprunt à taux variable en emprunt à taux fixe à 7%. L'entreprise paye chaque mois les intérêts de son emprunt. Si ceux-ci montent au dessus de 7%, la banque lui rembourse la différence. S'ils baissent en dessous de 7%, c'est l'entreprise qui paye la différence à la banque.

Les six commandements des produits dérivés
1: Définir les autorisations et établir des procédures de reporting et de contrôle écrites des produits dérivés, depuis le niveau opérationnel jusqu'au conseil d'administration.
2: Evaluer les risques contre lesquels l'entreprise souhaite se couvrir (variations des taux d'intérêt, devises, etc.).
3: Sélectionner les produits dérivés qui permettent de neutraliser ces risques (types et marchés, organisés ou de gré à gré).
4: Calculer précisément les comportements extrêmes que peuvent avoir les montages utilisés en cas d'évolution les plus défavorables.
5: Eviter les produits dérivés à formules complexes, se limiter à des produits standards et faire jouer la concurrence entre plusieurs banques.
6: Examiner le cadre juridique des contrats de dérivés de gré à gré, souvent soumis à des loi étrangères peu protectrices.


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