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Rédigé le 29 septembre 1997
Bourse, Krach, Boom!
Dix ans après le krach de 1987, pourquoi la Bourse n'est pas surévaluée.

"Exubérance irrationnelle", s'alarmait le président de la réserve fédérale américaine, Alan Greenspan, en regardant l'envolée vertigineuse de Wall Street. C'était le 5 décembre 1996. Depuis, l'indice Dow Jones a franchi le cap ahurissant des 8 000 points et Alan Greenspan n'a pas jugé nécessaire de tirer à nouveau le signal d'alarme. Rassurées, la plupart des Bourses de la planète se sont laissées contaminer par l'euphorie.

L'indice CAC 40 des principales valeurs françaises a franchi le cap des 3 000 points dont personne n'osait rêver. Même Hong Kong s'est offert une flambée de records pour saluer l'arrivée du pouvoir chinois, avant de chavirer dans la tempête monétaire asiatique. "Mais les arbres ne montent pas jusqu'au ciel", ressassent sinistrement les Cassandres de la Bourse. La hausse fait peur car elle défie les lois de l'apesanteur. Mais comment savoir si ces niveaux absolus sont vraiment surévalués? Quelles sont les mutations économiques qui justifient cette euphorie financière? Les risques de krachs ont-ils disparus? Pour le dixième anniversaire du Jeudi Noir de 1987, le fameux 19 octobre qui avait vu Wall Street plonger de 23%, voici les réponses à ces questions.

1. Les marchés sont-ils surévalués ?
Pour mesurer le prix des actions les analystes financiers utilisent habituellement trois indicateurs : les bénéfices des sociétés, les dividendes qu'elles distribuent et la valeur des actifs qu'elles possèdent. Toutes ces données sont ramenées à l'échelle d'une action et comparées à son cours. Les analystes regardent ainsi le rapport cours/bénéfices, souvent appelé PER, de l'anglais price/earning ratio, ainsi que le rapport cours sur actif net et le rendement que procurent les dividendes.

Selon ces trois critères, les actions américaines battent tous les records. Leur cours représente en moyenne 19 fois leurs bénéfices attendus pour l'exercice en cours, on dit que leur PER est de 19, soit le plus haut niveau depuis trente-cinq ans. Les cours représentent en moyenne 4,5 fois leur actif net, tandis que leurs dividendes ne représentent plus en moyenne que 1,7% de rendement, le plus bas de tous les temps. Dernier indice de surchauffe: la capitalisation boursière, c'est à dire la valeur totale de toutes les actions cotées en Bourse, approche aujourd'hui les 8 300 milliards de dollars, soit environ 115% du PIB. Le précédent record, de seulement 81%, remonte à août 1929...

Historiquement, les actions américaines n'ont donc jamais connu de valorisation aussi extrême sans finir par subir un krach. D'un autre côté, ces niveaux ne sont pas si exubérants si on les replace dans l'environnement actuel de taux d'intérêt très bas. En effet, le prix des actions doit se comparer à celui des obligations. Pour ce faire, les analystes comparent le rapport cours/bénéfices des actions avec celui des obligations, calculé en rapportant leurs cours aux coupons qu'elles distribuent. Avec un rendement de 6,12%, les obligations américaines ont ainsi un PER de 16,3 (100/6,12 = 16,3). Comme les actions ont un PER de 19, elles sont surévaluées de 16,3% par rapport aux obligations (16,3+16,3%=19). "Le PER des actions reste proche de ses plus hauts historiques, explique Richard Pucci, directeur des études à la société IBES, qui réalise ces calculs. Mais leur surévaluation par rapport aux obligations s'est réduite depuis deux mois grâce au repli des taux d'intérêt. Les taux d'intérêt sont en effet un paramètre très sensible pour apprécier la surévaluation des actions. Selon les calculs d'IBES, l'envolée des taux de l'été 1987 avait brusquement fait monter la surévaluation des actions de 14,4% en juin à 30% en septembre 1987, avant le grand plongeon.

2. Les marchés profitent-ils d'un environnement exceptionnel ?
Si les marchés persistent à monter avec autant d'arrogance, c'est d'abord parce que l'économie affiche une santé insolente. Après plus de six années d'expansion, la croissance américaine reste saine et soutenue. Malgré les revendications salariales et le plein emploi (le chômage est tombé à 4,8%), l'inflation est descendue à 2,2% sur les douze derniers mois. Et les entreprises continuent d'engranger des profits. "Depuis vingt-six ans que nous comparons les bénéfices réalisés par rapport aux prévisions des analystes, nous n'avons jamais vu les bonnes surprises durer aussi longtemps, explique Richard Pucci. Cela fait maintenant quatre ans et demi que les résultats trimestriels des sociétés sont supérieurs aux attentes des investisseurs." Cette situation exceptionnelle laisse les économistes perplexes. Mais tant que les mauvaises nouvelles ne montrent pas leur nez, le raisonnement des marchés est simple : une situation économique jamais vue mérite une valorisation boursière jamais vue.

La croissance miraculeuse de l'économie n'est pas le seul moteur de l'envolée boursière. La mutation du comportement des épargnants a un rôle clé dans la bonne tenue de Wall Street. De plus en plus d'Américains arrivent à l'âge de préparer leur retraite et les actions sont devenues leur placement préféré. Depuis le début de la décennie, ils ont souscrit pour près de 850 milliards de dollars de mutual funds investis en actions, l'équivalent de nos sicav. Un afflux d'argent frais qui explique à lui seul le quart de l'envolée des cours depuis 1990. Ce facteur de soutien est certes exceptionnel, mais il est plus artificiel que l'amélioration fondamentale de l'économie.

3. Les critères traditionnels sont-ils adaptés au contexte actuel ?
Si la nouvelle donne économique justifie vraiment les niveaux actuels de la Bourse, il est troublant que les critères traditionnels en donnent une vision aussi surévaluée. "Il y a beaucoup d'arguments puissants en faveur d'une valorisation élevée des actions, explique Christine Callies, responsable de la stratégie au CSFB. Du coup les gens pensent de plus en plus que les instruments de mesure habituels sont hors d'usage." Il est vrai que certains critères traditionnels ne sont plus adaptés. Pour la valeur d'actif des entreprises, par exemple, les analystes font remarquer que la nature des actifs a changé. Dans une économie de services, la valeur des actifs au bilan ne veut plus rien dire. Les entreprises possèdent de plus en plus d'actifs intangibles, immatériels et intellectuels : des marques, des brevets, une clientèle, dont la valeur n'apparaît pas au bilan mais qui est prise en compte par la Bourse. Du coup, le ratio cours sur actif net s'envole, sans qu'il s'agisse vraiment d'une surévaluation.

Le caractère inadapté du rendement des dividendes est encore plus flagrant compte tenu des nouvelles méthodes de gestion des entreprises. La montée en puissance des fonds de pension et du corporate governance a poussé les entreprises à maximiser la valeur actionnariale, c'est à dire le cours de Bourse. Pour ce faire, les entreprises qui disposent d'une trésorerie importante rachètent leurs actions. Selon une étude de Merrill Lynch, plus de 5 500 entreprises américaines ont annoncé qu'elles dépenseraient 433 milliards de dollars entre 1991 et 1996 pour racheter leurs propres actions. D'un côté ces achats ont fait monter les actions, mais de l'autre, ces sommes colossales n'ont pas été utilisées pour augmenter les dividendes. Du coup, le rendement des dividendes a chuté par rapport au cours des actions, les faisant apparaître comme surévaluées.

Face à cette perte de confiance dans les méthodes traditionnelles, les analystes se tournent vers de nouveaux critères. Le dernier en vogue est l'Ebitda, de l'anglais earnings before interest, taxes, depreciation and amortization, c'est à dire le résultat avant frais financiers, avant impôts, provisions et amortissements. Les utilisateurs de l'Ebitda pensent qu'il permet de savoir combien une société peut vraiment générer d'argent si elle est bien exploitée, par opposition au résultat net qui est ponctionné par les errances des mauvais dirigeants. Cette approche inquiète cependant les caciques de la Bourse. "Chaque fois que l'on est dans un marché haussier, on assiste à un défoulement de créativité pour inventer des méthodes de valorisation agressives, explique Stanley Nabi, gestionnaire et professeur de finance à la Fordman University de New York. L'Ebitda est un critère extrêmement volatile qui peut subir de plein fouet les ralentissements d'activité et les hausses de coûts. C'est un peu comme la valeur d'entreprise qui était à la mode dans les années 80, quand les raiders calculaient combien vaudrait une société s'il la revendaient par appartements. Quand l'économie a ralenti, ils ont entraîné beaucoup d'entreprises et de banquiers dans leur faillite."

4. Les prévisions sont-elles dangereuses ?
Quel que soit le critère utilisé pour savoir si la Bourse est surévaluée, on en revient toujours à cette même question : l'économie va-t-elle continuer à croître indéfiniment sans inflation? Toutes les méthodes d'évaluation reposent en effet sur une équation très hypocrite, puisque son résultat dépend uniquement des hypothèses que l'on met dedans. "Le prix d'un actif est influencé par deux choses, explique Bertrand Jacquillat, président d'Associés en Finance et professeur émérite : les taux d'intérêt et les flux d'argent qu'il peut rapporter dans le futur. Si l'on table sur des flux futurs plus élevés et qu'on les actualise avec un taux d'intérêt plus faible, on réévalue considérablement sa valeur actuelle". Schématiquement si l'on estime qu'une entreprise va doubler ses profits en cinq ans et qu'elle devrait valoir deux fois plus cher dans cinq ans, on calcule sa valeur actuelle en réduisant sa valeur future en fonction des taux d'intérêt. Un actif qu'on valorise à 200 francs dans cinq ans devrait valoir 124 francs aujourd'hui si on actualise sa valeur future au taux de 10% tandis qu'il devrait valoir 157 francs si on actualise sa valeur future au taux de 5% (lire encadré
Manhattan était-elle sous-évaluée?). Tout le dilemme de la Bourse est là : on y cote un avenir que les investisseurs anticipent mais que personne ne connaît.

5. Faut-il avoir peur des krachs?
Le rôle des anticipations est crucial. Si elles s'avèrent fausses, soit parce qu'elles étaient excessives soit parce qu'elles sont contredites par un choc inattendu, les investisseurs sont déçus et la Bourse baisse. Plus ils sont pris par surprise, plus le risque de krach est grand, ce qui explique la violence des crises financières sur les marchés émergents. Ces derniers sont moins transparents que les marchés des pays développés, de sorte que les investisseurs sont moins bien prévenus des mauvaises nouvelles. Ils sont aussi moins liquides, de sorte que les retournements de tendance entraînent des variations de cours beaucoup plus fortes. Et ils sont enfin beaucoup plus fragiles, car dépendants d'un succès économique naissant et parfois mal maîtrisé. Le cas de Wall Street est bien différent. La plus grosse Bourse du monde est tellement surveillée par les investisseurs du monde entier que les erreurs d'anticipation s'y ajustent en permanence. Seul un choc inattendu, comme le brutal relèvement des taux d'intérêt de 1987, pourrait y déclencher un krach.

6. Conclusion :
Les trois raisons pour lesquelles Wall Street n'est pas aussi surévaluée qu'on le craint
1- La croissance ne s'essouffle pas : le cycle actuel d'expansion dure maintenant depuis 79 mois, le second record en temps de paix depuis 1854, après les 92 mois de croissance des années 1980. La Bourse monte, mais quoi de plus normal alors que le PIB américain s'est envolé de 166%, en valeur, depuis 1980. Pendant ce temps, les bénéfices des entreprises cotées en Bourse ont presque triplé.

2- L'inflation a disparu : lon seulement l'expansion américaine reste extrêmement vigoureuse, mais elle n'est pas rongée par l'inflation. La hausse des prix a chuté de 13,5% en 1980 à 5,4% en 1990 et à 2,2% sur les douze derniers mois. Un mouvement qui a favorisé la chute des taux d'intérêt ce qui a rendu les actions comparativement bien plus attrayantes.

3- La demande d'actions explose : les Américains croient aux vertus des actions. Leurs souscriptions de sicav investies en actions ont décuplé depuis 1990. Fin 1990, les clients du courtier Merrill Lynch ne possédaient encore que 24% d'actions, contre 27% de placements monétaires et 49% d'obligations. Aujourd'hui ils ont 49% d'actions, 33% d'obligations et 18% de monétaires.

Gilles Pouzin
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