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Rédigé le 16 octobre 1998
L'homme qui a perdu 600 milliards :
Comment le hedge fund LTCM, fondé par John Meriwether, est devenu la plus grosse bombe financière à retardement.

LTCM. Ces lettres resteront à jamais gravées dans l'histoire de la spéculation. Aucune débâcle financière de l'après-guerre n'aura eu un impact aussi démesuré que l'explosion du hedge fund américain qui porte ces initiales: Long Term Capital Management. William McDonough, le président de la succursale de la Fed à New York, en reste lui même ébahi. "Toutes les personnes à qui j'avais parlé ce jour-là exprimaient leur inquiétude sur l'effet grave que la détérioration de Long Term pourrait avoir sur les marchés mondiaux", avoue-t-il le 1er octobre devant le Congrès qui l'a convoqué à Washington pour comprendre les ramifications de cette affaire invraisemblable.

En huit jours, le monde entier venait d'apprendre avec stupeur qu'une poignée de savants à demi reclus dans un village du Connecticut avait créé une bombe financière qui risquait de faire exploser toute l'économie si elle n'était pas désamorcée. Le pire semblait avoir été évité, insistait Alan Greenspan, le président de la banque centrale américaine, grâce au plan de sauvetage de 3,625 milliards de dollars dont il avait facilité la mise en place. Pour mieux comprendre les événements qui ont abouti à cette situation, Gilles Pouzin est retourné sur les "lieux du crime", comme dira une personne interviewée, à Wall Street et à Greenwich, dans le Connecticut, pour retracer la véritable histoire de LTCM.

John Meriwether était le Roi du jeu
On ne peut pas dissocier LTCM de son fondateur: John Meriwether, 51 ans. Ce spéculateur insatiable s'est bâti, en vingt-cinq ans, la réputation de roi des traders. Son plus beau coup de bluff, raconté par un de ses collègues devenu journaliste, aurait été de battre le président de la banque Salomon Brothers au Poker menteur, un jeu qui consistait à surenchérir sur les numéros de série des billets de un dollar de chacun des joueurs. John Gutfreund, alors président de la banque, avait défié Meriwether, qui dirigeait les opérations de trading, en pariant un million de dollars à son jeu préféré. Ne pouvant risquer de perdre, ni de vexer son patron, John Meriwether, avait tenté le tout pour le tout avant même le début de la partie. "Dix millions de dollars, sans regret" avait-il surenchéri. "Vous êtes complètement fou", lui répondit son adversaire, désarçonné par tant d'aplomb et soulagé d'éviter un pari aussi stupide.

C'est cette capacité à calculer les comportements humains qui valait à John Meriwether sa réputation de demi-dieu du trading. "Gagnant ou perdant, il arborait toujours la même expression neutre, légèrement préoccupée. Il possédait une grande aptitude à maîtriser les deux sentiments qui déglinguent le plus souvent les traders, la trouille et l'avidité", raconte Michael Lewis dans son livre "Poker Menteur". Dans la salle des marchés la plus célèbre de Wall Street, suspendue au 41ème étage d'une des tours jumelles du World Trade Center, John Meriwether était le Roi du jeu et le champion du bluff, deux traits de caractère qui ne le quitteraient jamais.

Le créateur de LTCM n'hérite pourtant pas de sa vocation de golden boy au berceau. Issu d'une famille irlandaise, il grandi entouré d'une flopée de cousins dans la banlieue sud de Chicago. Son père est comptable et sa mère employée d'école. Mais John, lui, a deux hobbies: le golf et la Bourse. A douze ans, il est caddie au Country club du coin et commence à investir ses économies sur les marchés. Bon élève, il est admis à la Northwestern University et enseigne un an dans les écoles publiques avant de décrocher son MBA de l'University of Chicago.

A vingt-six ans, en 1974, John Meriwether entre chez Salomon Brothers comme on entre en religion. En moins de quinze ans, il multiplie les transactions miraculeuses. En 1986, le département d'arbitrages qu'il a créé et qu'il dirige joue avec la moitié du capital de Salomon. Quatre ans plus tard, ce même département réalise 87% des bénéfices avant impôt de la banque. En 1991, les activités d'arbitrage rapportent près de 400 millions de dollars de profits à Salomon, et 54 millions de primes à ses cinq traders vedettes, dont deux qui rejoindront plus tard LTCM.

Naissance de LTCM
John Meriwether est devenu un membre influent du conseil d'administration mais le vent tourne. Paul Mozer, un de ses traders, lui avoue avoir falsifié une adjudication de bons du Trésor, en février 1991, pour en accaparer une plus grosse part que le quota autorisé par la loi. Bien que Meriwether ait immédiatement transmis cette information au conseil de direction, c'est la SEC, le gendarme de la Bourse américaine, qui découvre elle-même le pot aux roses six mois plus tard. Le scandale éclate. Salomon doit payer 290 millions de dollars d'amende. Le trader est condamné, le président démissionne. John Meriwether verse une amende amiable de 50 000 dollars et donne sa démission au milliardaire Warren Buffet, qui vient de prendre en main le redressement de la banque.

Le surdoué des salles de marché disparaît de la scène publique pendant deux ans. Il quitte son appartement de Manhattan et s'installe avec son épouse, Mimi, dans leur propriété de 27 hectares à la campagne au nord-est de New York. Pour Mimi, ancienne championne d'équitation, John a transformé la grange en écurie de pur-sang. Catholique pratiquant, Meriwether est régulièrement aperçu à la messe quand il ne part pas avec d'anciens collègues de Salomon pour un week-end de golf sur le terrain qu'ils ont acheté quelques années plus tôt, en Irlande. Mais l'esprit de Meriwether est trop actif pour se contenter d'une retraite dorée. Après avoir dominé les parties de poker menteur et les stratégies d'arbitrages, il imagine une nouvelle joute intellectuelle pour défier les marchés: LTCM.

Au bout de longs mois de préparation, Long Term Capital Management voit le jour en février 1994. L'idée de Meriwether est simple: donner une nouvelle dimension aux ingrédients qui ont fait son succès chez Salomon. Jusqu'à l'arrivée de Meriwether, les salles de marché de Wall Street n'étaient pas des repères de matheux. En 1968, la moitié des dirigeants de Salomon n'avaient pas fait d'études supérieures. Mais les marchés étaient depuis entrés dans une phase de sophistication qui avantageait les cerveaux les plus aiguisés. Meriwether en était conscient et s'était entouré chez Salomon de scientifiques bardés de diplômes auxquels il avait appris la Bourse. C'est eux qu'il voulait pour LTCM.

LTCM s'entoure d'une dream team irréprochable
La plus belle conquête de Meriwether dans les milieux académiques était sans doute d'avoir persuadé Myron Scholes, professeur-chercheur à l'université de Stanford, de venir passer une année sabbatique sur la salle des marchés de Salomon. Le modèle mathématique d'évaluation des options inventé par Myron Scholes et Robert Merton allait leur valoir le prix Nobel d'économie en 1997. Tous deux sont dès le début associés-fondateurs de LTCM aux côtés d'autres traders de Salomon comme William Krasker, ancien professeur d'Harvard que Meriwether avait converti au trading.

Le nouveau fonds récupère ainsi un à un les meilleurs éléments de Salomon: Eric Rosenfeld, responsable des emprunts d'Etat; Hans Hufschmid, directeur des opérations de change; Gregory Hawkins, chef des emprunts hypothécaires; Richard Leahy, directeur des relations clientèles; James McEntee, trader en bons du Trésor, et Lawrence Hilibrand, une brillante recrue du Massachusetts Institute of Technology qui était devenu le plus jeune directeur général de Salomon, à 27 ans, et le golden boy le mieux payé en 1991, avec un revenu de 23 millions de dollars. Pour couronner cette dream team, comme la qualifiait Business Week lors de sa création, Meriwether débauche également le vice-président de la banque centrale des Etats-Unis, David Mullins. Comment ne pas faire confiance à des personnages aussi talentueux qu'intègres.

Voulant démarrer tout de suite dans la cour des grands, LTCM confie à la banque Merrill Lynch la délicate mission de trouver les 1,25 milliard de dollars nécessaires au déploiement de ses nouvelles stratégies. Les termes du contrat sont pourtant obscures: chaque investisseur doit apporter au moins 10 millions de dollars qui resteront bloqués jusque fin 1997. Ils n'ont aucun droit de regard sur les transactions réalisées par LTCM et doivent se contenter du compte rendu évasif que leur adresse chaque mois John Meriwether. Même les commissions sont parmi les plus élevées de la place: 2% des fonds investis et 25% des gains réalisés reviennent chaque année aux gestionnaires. Mais l'équipe présentée jouit d'une telle réputation qu'aucune personne sérieuse de Wall Street n'ose douter de son infaillibilité.

Institutions financières et personnalités mordent à l'appât du gain
LTCM exerce une telle fascination que le gratin des banquiers New Yorkais se précipite pour lui confier ses économies. David Komansky, le président de Merrill Lynch, y place personnellement 800 000 dollars. Le premier courtier des Etats-Unis étant un partenaire privilégié, LTCM consent même une faveur à123 cadres de la banque en les laissant investir 22 millions de dollars dans le fonds, soit une souscription moyenne d'environ 180 000 dollars, nettement inférieure au minimum requis pour être admis à ce club si privilégié. Deux autres dirigeants du courtier Bear Sterns, James Cayne et Warren Spector, investissent 10 millions de dollars chacun dans le fond. Un dirigeant du courtier Paine Webber et d'autres personnalités de Manhattan, notamment des associés du cabinet de consultants McKinsey, auraient également succombé à la tentation. A l'étranger, la banque suisse Julius Baer fait également la promotion de LTCM auprès de ses clients privés.

Pour établir des relations intimes avec les plus grandes institutions financières de la planète, LTCM propose également à celles qui veulent bien lui confier au moins 100 millions de dollars de devenir des partenaires avec qui il échangerait davantage d'informations. La Banque d'Italie a ainsi reconnu avoir misé 250 millions de dollars de ses réserves de change sur l'équipe de Meriwether. La banque japonaise Sumitomo a investi 100 millions de dollars dans le hedge fund tandis que la Banque de Chine y aurait placé une somme identique. L'UBS, le Crédit Suisse et la Dresdner bank font également parti des investisseurs influents. Plus modeste, la Chase Manhattan Bank n'a parié que 20 millions de dollars sur la création du fonds.

La martingale des marchés financiers
Il faut bien admettre que les cerveaux féconds de LTCM avaient découvert la martingale des marchés financiers. Même en tenant compte des commissions importantes, la performance qui revenait aux investisseurs avait de quoi faire des jaloux. 20% de gains nets sur ses dix premiers mois d'existence en 1994, 43% en 1995, 41% en 1996 et un plus modeste 17% en 1997. La régularité avec laquelle le hedge fund engrangeait ses victoires suscitait encore plus l'admiration de Wall Street. Les investissements de LTCM comportaient en eux même un niveau de risque et une rentabilité dérisoires, de l'ordre de 0,67% en moyenne par an. Ce qui rendait ses stratégies si juteuses, c'était l'effet de levier, c'est à dire le niveau de spéculation pure, que LTCM utilisait pour transformer ces gains minuscules en machine à sous géante.

Le fonds calculait minutieusement la probabilité de succès de ses paris et, quand il était sûr d'en sortir gagnant, il y investissait des sommes pouvant dépasser largement 100 fois sa mise de départ, grâce à des mécanismes financiers démultiplicateurs (lire Anatomie d'une spéculation). Même en prenant l'outil de mesure le plus classique du niveau de risque, le ratio Sharpe qui a valu à son inventeur un autre prix Nobel d'économie, LTCM semblait quatre fois moins risqué que ses concurrents, ou quatre fois plus performant pour un niveau de risque équivalent.

Le succès leur est probablement monté à la tête
Le hedge fund profite de sa prospérité pour mener une croissance proportionnelle à ses paris exponentiels. Après trois ans d'existence il aligne 160 employés dans le monde, dont une trentaine de jeunes matheux fraîchement recrutés par le bureau de Londres. Les associés eux-mêmes voient s'envoler leur richesse virtuelle. "Leur succès leur est probablement monté à la tête, explique William McDonough devant le Congrès. Ils ont pris des positions plus importantes et ont augmenté leur effet de levier à des niveaux plus élevés en rendant une partie de leur capital à leurs investisseurs mais apparemment sans réduire leurs risques." Fin 1997, LTCM rembourse ainsi 2,3 milliards de dollars à certains investisseurs qui le prennent comme une injure. Le capital du fonds redescend de 7 à 4,7 milliards de dollars. Les associés, qui avaient investi au départ 150 millions de dollars dans le fonds en empruntant auprès des banques, se retrouvent à la tête d'une participation de 1,5 milliard. Certains se sont même endettés à titre personnel pour investir davantage, à l'image de Lawrence Hillibrand et Hans Hufschmid, qui auraient respectivement emprunté 24 et 14,6 millions de dollars pour les miser sur LTCM.

L'équipe infaillible de John Meriwether semblait avoir tout prévu. Sauf l'improbable. Une des stratégies de base de LTCM consistait par exemple à parier sur un rapprochement entre les taux d'intérêt et les prix des obligations privées et des bons du Trésor. En achetant massivement des obligations privées et en vendant parallèlement des bons du Trésor, LTCM pouvait engranger une plus-value si la relation entre leurs niveaux de risques respectifs redevenait normale. Mais ce qui devait arriver arriva. Les marchés cessèrent d'obéir aux lois statistiques des prix Nobels. "Les gens de LTCM pensent sûrement que leur modèle a raison et que le reste du monde a tort", ironise Patrick Young, consultant et créateur du serveur Applied Derivatives Trading sur Internet : www.adtrading.com.

Déclin de LTCM et fin de la poule aux oeufs d'or
Avec la crise des marchés émergents qui conduit mi-août à la défaillance pure et simple de la Russie, les investisseurs fuient vers les titres les plus sûrs, c'est à dire les emprunts d'Etat américains, et délaissent les titres plus risqués dont le cours chute. Résultat, LTCM voit monter le cours des titres qu'il a vendu sans les avoir et chuter le cours de ceux qu'il a acheté en empruntant. Comme il joue sur des sommes et des titres qu'il ne possède pas réellement, le fond est appelé à couvrir chaque dollar de perte en versant immédiatement de l'argent sans quoi ses positions seront liquidées. LTCM perd ainsi 750 millions de dollars en mai et juin, puis 1,7 milliard en août et à nouveau 1 milliard sur les trois premières semaines de septembre. A ce rythme, son capital a plongé de 4,7 milliards fin 1997 à 1,5 milliard le vendredi 18 septembre, jour où la nouvelle d'une défaillance probable arrive aux oreilles du gouverneur de la réserve fédérale de New York.

Les événements s'accélèrent alors très vite. "Après avoir consulté Alan Greenspan et le secrétaire du Trésor Robert Rubin, nous avons conclu qu'une visite aux bureaux de Long Term Capital était nécessaire", raconte William McDonough, le gouverneur de la Fed de New York. Une équipe de la Fed et du Trésor s'est alors rendue, dès le dimanche 20 septembre, pour rencontrer les associés de LTCM à leur quartier général de Greenwich, un petit village du Connecticut à une heure de train de Manhattan. "L'équipe en vint à comprendre l'impact que les positions de Long Term Capital avaient déjà sur les marchés du monde entier, et que la taille de ces positions était beaucoup plus importante que ce que les acteurs du marché imaginaient", explique William McDonough. Lire l'encadré Greenwich, nid de hedge funds.

Panique financière en perspective
Les responsables de la Fed arrivent à la conclusion qu'une liquidation du fonds entraînerait des centaines de milliards de dollars de transactions qui ne trouveraient pas de contreparties et causeraient plusieurs milliards de dollars de pertes aux soixante-quinze banques internationales qui, sans même investir dans LTCM ni lui avoir prêté d'argent, s'étaient simplement engagées dans des transactions avec le fonds. Face à cette menace de panique financière et de baisse sans fin des marchés qui risquerait de briser l'économie toute entière, les dirigeants de la Fed invitent les banques de Wall Street à établir un plan de sauvetage.

Pendant que les banquiers trépignent et s'étripent sur les conditions de leur participation ou non à un tel plan, John Meriwether, lui, continue de rester maître de son jeu. Quand Warren Buffet lui propose, le 23 septembre à midi, de racheter l'intégralité du fonds pour 250 millions de dollars et d'y réinjecter 3,725 milliards, Meriwether refuse en faisant valoir qu'il ne peut pas juridiquement engager les autres associés sans leur signature. Au président de la Fed de New York il explique que le plan de Warren Buffet est techniquement irréalisable. Les observateurs qui connaissent le roi du bluff estiment pour leur part qu'il était conscient de tenir encore ses adversaires avec la menace d'une faillite qui les ruinerait s'ils ne lui offraient pas une sortie honorable. Réunis le soir même dans le bureau du conseil de la Fed de New York, derrière les lourdes portes en fer forgé de la banque, les patrons de 14 institutions financières capitulent. Ils injecteront 3,625 milliards de dollars pour éviter la faillite de LTCM et laisseront une part de 10% à Meriwether et ses complices pour les motiver à désamorcer leur bombe sans faire de vagues. Lire LTCM en chiffres.

Ramifications multiples
L'affaire LTCM avait pourtant trop de ramifications pour qu'un simple plan de sauvetage suffise à l'enterrer. Les premières victimes dans le collimateur des marchés sont les banques elles-mêmes. Après une première tentative de démentis et de messages rassurants, elles sortent une à une des cadavres de leurs placards. D'abord repliée dans son silence la banque UBS a dû, le 26 septembre annoncer une provision de 950 millions de francs suisses pour faire face à ses pertes quasi-certaines sur LTCM. Le lendemain, la Dresdner bank annonçait une provision de 240 millions de marks. Le 1er octobre, la publication par Merrill Lynch de son exposition aux hedge funds a également jeté un éclairage nouveau sur son empressement à sauver LTCM. Merrill Lynch a en effet reconnu s'être engagé pour plus de deux milliards de dollars auprès des hedge funds, dont 1,4 milliard auprès du seul LTCM. Même si ce dernier engagement est théoriquement couvert par des garanties prises sur des titres appartenant à LTCM, ces derniers seraient probablement invendables ou revendiqués par d'autres créanciers en cas de faillite du fonds.

Ce même 1er octobre, Bankers Trust déclarait aussi des engagements vis-à-vis des hedge funds atteignant 875 millions de dollars couverts à 97% par des garantie en liquide ou en bons du Trésor. La Chase Manhattan annonçait par ailleurs 3,2 milliards de dollars d'engagements vis-à-vis des hedge funds, couverts à 92% par des titres de qualité diverses.

Le Crédit Suisse First Boston, qui s'était contenté d'annoncer, le 25 septembre, une provision de 55 millions de dollars pour une "réduction de bénéfices liée à LTCM" admettait finalement dix jours plus tard qu'il s'était engagé avec le hedge fund dans une opération de produits dérivés de 100 millions de dollars comparable à celle réalisée par l'UBS.

Les banques françaises impliquées
Contrairement à ce qu'elles ont d'abord tenté de faire croire, les banques françaises seraient aussi impliquées. Paribas admet le premier avoir prêté 33 millions de dollars à des hedge funds, dont la moitié à LTCM qui l'aurait remboursé depuis. DLJ, une filiale d'Axa, reconnaît le 7 octobre que ses engagements sur les hedge funds atteignent 106 millions de dollars, dont 97 % théoriquement couverts par des dépôts de garantie. Après une révélation du Wall Street Journal, le Crédit lyonnais admet avoir prêté 34 millions de dollars aux associés de LTCM. Bien que la Société générale démente tout lien avec cette affaire, sa participation au plan de sauvetage inquiète ses actionnaires. Par ailleurs, selon nos informations, la BNP aurait prêté davantage d'argent aux hedge funds qu'elle ne veut bien le dire. Enfin, les sicav du Crédit agricole ont avoué avoir perdu près de 180 millions de francs investis sur LTCM.

Déjà, les sanctions pleuvent. Fait remarquable, la remontée de bretelles ne s'arrête pas au contrôleur interne souvent désigné comme bouc émissaire. Pour la première fois c'est le président qui saute. Mathis Cabiallavetta, président de la deuxième plus grosse banque du monde, l'UBS, a finalement dû remettre sa démission, le 3 octobre, pour endiguer la colère des actionnaires et le plongeon du titre. Quelques traders vedettes ont aussi été remerciés. La CPR s'est séparée de son directeur des opérations de trading pour compte propre tandis qu'à New York, le surdoué des marchés émergents de Paribas qui avait, dit-on, empoché l'an dernier un plus gros chèque que celui du président André Levy-Lang, a été viré sans ménagement. L'enchaînement des circonstances défavorables a des effets aussi violents sur les golden boys ordinaires. La banque ING Barings, très impliquée sur les marchés financiers en général et les pays émergents, a annoncé le licenciement de 1 200 personnes. Quelques jours plus tard, Merrill Lynch se préparait à son tour à sacrifier 4 300 personnes. Des centaines d'autres licenciements sont attendues chez Bankers Trust tandis que Salomon Smith Barney devrait réduire de 5% les effectifs de ses activités de banque d'affaires.

Conséquences démesurées sur les marchés
Les conséquences sont aussi démesurées pour l'ensemble des marchés financiers. L'onde de choc de LTCM et le dénouement des positions spéculatives des hedge funds se font sentir sur tous les marchés de la planète. Si l'on ajoute le capital perdu des actionnaires, les prêts irrécouvrables des banques et l'argent du plan de sauvetage, LTCM a déjà englouti 110 milliards de dollars (600 milliards de francs) dans son naufrage. Mais ses engagements sur les marchés dépasseraient au total plus de 1 000 milliards de dollars. Dénouer de telles positions provoque des remous sur tous les marchés.

Le marché des obligations hypothécaires est totalement paralysé, celui des emprunts d'Etat américains rechute de façon erratique quand les spéculateurs revendent les titres qu'ils avaient acheté à découvert grâce à des emprunts à bon marché en yen. Le dénouement de ces positions largement répandues chez les hedge funds et dans les banques ont entraîné des ventes de titres américains et un remboursement massif de dettes en yen. Résultat, le dollar a enregistré, le 7 octobre, une chute de 8% comme il n'en avait pas connu depuis la fin de sa convertibilité en or, en 1973. La réaction en chaîne s'est également étendue à l'Europe. La baisse du dollar se traduisant pour les investisseurs américains par une remontée de 17% des monnaies européennes, ils auraient profité de l'aubaine pour vendre et réaliser leurs plus-values, aggravant du même coup la rechute des Bourses européennes.

Ce n'est pas le plus grave. Déjà, de nombreuses entreprises de taille moyenne ne peuvent plus se financer sur le marché obligataire américain, même si elles n'ont aucun lien avec l'Asie, la Russie, les hedge funds ou quelque autre exotisme que ce soit. Une PME de l'Ohio spécialisée dans l'entretien de pelouses a ainsi dû reporter une émission d'emprunt qu'elle n'avait plus aucune chance de réussir. Le président de la Fed de New York craignait même que les répercussions aillent plus loin en cas de liquidation de LTCM. "Le peuple américain aurait sérieusement souffert si les banques et autres intermédiaires avaient fermé les robinets du crédit pour éviter des risques supplémentaires", diagnostiquait-il pour justifier l'intervention de la Fed. Il est vrai que les banques devront apprendre d'urgence à éviter les risques futiles. Le danger qu'elles refusent les risques utiles est aussi menaçant.

Suite à cet article, la BNP répond. Lire La BNP : "Aucune banque n'est à l'abri..."
Pour en savoir plus sur l'origine des fonds d'investissement, lire l'encadré Qu'est-ce qu'un hedge fund?

Gilles Pouzin

Poker Menteur, un livre de Michael Lewis. Editions Dunod. 316 pages. Mai 1990.

Le modèle Black & Scholes
Inventé en 1973 par Fischer Black et Myron Scholes, le modèle sert à calculer le prix des options. Robert Merton ayant fait la même découverte, les deux chercheurs devenus traders chez LTCM partagent le prix Nobel d'économie en 1997. "Nos transactions ne sont pas complètement extrapolables", déclare alors Myron Scholes avec prémonition.

Cette formule d'évaluation du prix des options a valu à ses inventeurs le prix Nobel d'économie en 1997 et le prix mondial du fiasco financier en 1998. Pour Richard Olsen, chercheur en finance à Zurich, la faille de cette formule est qu'elle suppose une distribution statistique normale de la performance des marchés selon la loi de Gauss. "La volatilité extrême des marchés est en réalité trois fois plus importante", explique Richard Olsen. Elémentaire!

Anatomie d'une spéculation en cinq étapes
1- Collecter les fonds

Pour démarrer, LTCM collecte 1,25 milliard de dollars auprès d'investisseurs institutionnels et de clients fortunés. Fin 1997, compte tenu des souscriptions et des remboursements effectués, LTCM dispose d'un capital de 4,7 milliards de dollars.
2- Emprunter auprès des banques
Pour augmenter sa capacité d'investissements, LTCM emprunte auprès des banques grâce à des mécanismes allant du prêt classique au financement structuré. Ces dettes étaient de 125 milliards de dollars fin 1997 et encore de 100 milliards fin août 1998.
3 - Acheter à découvert
Sur les marchés à terme on peut parier beaucoup. A Chicago, 10 milliards permettent d'acheter 370 milliards de dollars de contrats à terme sur emprunts d'Etat. En cas de baisse de 1% du contrat, il faut déposer un appel de marge supplémentaire de 3,7 milliards.
4 - Swaper
En dehors de ses positions au bilan, LTCM pouvait conclure des contrats de swap hors bilan. Cette technique permet, notamment, de recevoir une somme d'argent contre la promesse de payer la différence entre deux taux d'intérêt si l'un d'entre eux monte.
5 - Gérer l'effet de levier
En jouant ses dettes sur les marchés à terme, LTCM aurait, selon la rumeur, accumulé des positions totales de 1 300 milliards de dollars. En général, la plupart de ces positions se neutralisaient. Mais un déraillement de 2% de l'ensemble mettait LTCM en faillite.

LTCM en chiffres
- 3,625 milliards de dollars, c'est le montant du plan de sauvetage de LTCM auquel participent 14 banques internationales, dont la Société générale (pour 125 millions de dollars) et Paribas (pour 100 millions de dollars).
- 75 banques impliquées dans l'affaire LTCM, c'est l'estimation minimale du nombre d'institutions engagées dans des transactions avec le hedge fund qui risquaient de perdre des milliards de dollars, selon la banque centrale américaine.
- 170 de quotient intellectuel, c'est l'intelligence supérieure attribuée aux génies de LTCM dont les équations n'avaient omis qu'un seul paramètre: l'erreur est humaine.


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