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Rédigé le 25 juin 1998
La vallée de tous les projets :
Pourquoi la Silicon Valley est devenue la plus grande pépinière d'entreprises du monde.

En sortant de San Francisco par le sud, il faut d'abord rouler une demi-heure sur l'autoroute 101 pour atteindre le coeur de la Silicon Valley. L'artère de bitume qui s'enfonce dans l'urbanisation galopante trahit rapidement l'invasion technologique dans la vie courante. En scrutant le paysage, on voit plus de panneaux géants pour des sites Internet que de publicités pour des cigarettes. Le visiteur quitte l'autoroute vers l'ouest, à Palo Alto, et longe quelques instants une belle avenue arborée. Derrière les eucalyptus, il devine des villas luxueuses, symboles à peine voilés d'une réussite triomphante. "Traverser El Camino Real, le boulevard qui fait office de rue principale", lui indique l'itinéraire griffonné sur un carnet. De l'autre côté, se trouve la Mecque de la high-tech mondiale (lire l'encadré La Californie en quelques chiffres).

Ici c'est les Jeux Olympiques de la création d'entreprise
"C'est ici, à l'université de Stanford, qu'est née la Silicon Valley", commente François Laugier, avocat au cabinet Ropers Majeski et président de la Chambre de commerce Franco-Américaine. Au sud du campus, le long de Page Mill road, les locaux de Hewlett-Packard rappellent le début exemplaire de ses jeunes ingénieurs-fondateurs. Au nord, le long de Sand Hill road, le PARC collectionne aussi les brevets historiques. C'est dans ce Palo Alto Research Center que Xerox a inventé la célèbre souris, vulgarisée par Apple et banalisée par Microsoft. Mais Sand Hill road est plus connue aujourd'hui pour les milliards de dollars qu'on vient y chercher. Ces collines de pépinières sablonneuses, où flotte le parfum boisé des résineux, abritent en effet les pourvoyeurs de fonds de la révolution digitale: les venture capitalists.

Une bonne idée, une part de rêve et beaucoup de conviction, sont souvent les seuls actifs des entrepreneurs de la Silicon Valley. Ils n'iraient sans doute pas très loin sans cet environnement si propice à l'éclosion des projets. "L'écosystème dépasse largement le couple chercheur-entrepreneur", s'enthousiasme Pierre Haren, le président-fondateur d'Ilog, une société de logiciels française qui a prospéré depuis son arrivée dans la Silicon Valley (lire l'article Ilog, une pépite dans la Vallée). L'étincelle part toujours de l'entrepreneur, mais des financiers aguerris forment une équipe autour de lui. "Ici c'est les Jeux Olympiques de la création d'entreprise, déclare Jean Deléage, associé du fonds Alta Partners. Le venture capitalism a un destin totalement parallèle à l'industrie des technologies de l'information, c'est l'un qui pousse l'autre et vice-versa.

Le venture capitalist, l'allié de l'entrepreneur
Si l'argent est le nerf de la guerre, les entrepreneurs de la Vallée sont prêts à quelques compromis pour la gagner. "Il y a toujours une raison pour arrêter la croissance d'une boîte, la première c'est le manque de capital, confie Pierre Haren dans ses locaux de Mountain View. Vous n'avez des capitaux qu'en acceptant de lâcher la propriété de votre société, ce qui est impensable en France." Comme des centaines de start-ups américaines, Ilog a obtenu l'argent dont elle avait besoin en vendant un gros pourcentage de ses actions à des venture capitalists, ceux que l'on surnomme ici les VCs (prononcez Viciz) (lire encadré Du berceau à la Bourse). "Il ne faut pas voir le venture capitalist comme un ennemi ou un empoisonneur, s'empresse d'ajouter Alexandre Gonthier, le co-fondateur d'Ipin, une jeune société de transactions sur Internet. Ce n'est pas un banquier qui ne pense qu'à encaisser ses échéances." La différence est plus que symbolique, elle fait du venture capitalist un véritable allié de l'entrepreneur, pour le meilleur et pour le pire. "Nous sommes prêts à mettre des millions dans une société sans rien gagner pendant cinq ans", confirme Bernard Lacroute, associé du fonds Kleiner Perkins Caufield & Byers.

Le venture capitalist ne prête pas d'argent, mais il n'en donne pas non plus (lire encadré Le venture capitalism en chiffres). Quand il devient actionnaire d'une société il s'implique personnellement dans sa réussite. "Nous faisons deux choses d'importance égale, résume Vincent Worms, associé du fonds Partech International. Nous apportons de l'argent aux sociétés et nous les aidons à développer leur stratégie en siégeant à leur conseil d'administration." Inutile de préciser que cet organe de décision est infiniment plus puissant aux Etats-Unis qu'en France. "Croître de plus de 50% par an c'est un cauchemar à gérer, témoigne Pierre Haren. Ce qu'on attend d'un conseil d'administration, c'est des coups de pieds dans le derrière pour avancer dans la bonne direction!" Comme des entraîneurs d'athlètes, les meilleurs venture capitalists ne sont pas les plus complaisants, mais les plus exigeants.

Le succès est une alchimie fragile
Ces investisseurs de choc couvent leurs poulains avec une attention de tous les instants. "Nous construisons des sociétés, c'est une responsabilité importante qui ne s'apprend pas à l'école, résume Bernard Lacroute. Nous leur apportons notre expérience et les connaissances pratiques nécessaires pour se développer, ainsi que les contacts et les relations pour vendre leurs produits et lier des partenariats." Quand ouvrir son carnet d'adresse ne suffit plus, ils prennent même directement les commandes. "Je passe 40% de mon temps à faire du recrutement et je dois être président intérimaire d'une société deux jours par semaine en attendant de lui trouver un nouveau patron", raconte Pierre Lamond, associé du fonds Sequoia Capital. Pour faire ce métier correctement les bons venture capitalists prennent très peu de participations à la fois. "Nous investissons dans deux ou trois nouvelles sociétés par associé et par an, précise Vincent Worms. Et nous nous limitons au suivi de huit conseils d'administration par associé."

Malgré toute la magie de la Silicon Valley, le succès n'y est pas garanti plus qu'ailleurs. Des gens brillants et travailleurs meurent épuisés et ruinés et des concepts prometteurs sont engloutis par la faillite. Derrière la baie vitrée de son bureau de San Francisco, Robert Troy reconnaît que le succès est une alchimie fragile: "La première chose qu'on ne maîtrise pas c'est le marché, explique ce chasseur de tête-investisseur. On peut essayer de l'anticiper, mais il y a toujours un facteur chance quand on lance un produit nouveau sur un marché qui n'existe pas encore." Cet ancien chercheur de l'Iria peut citer des dizaines d'exemples, depuis la mode oubliée des systèmes experts jusqu'au succès éphémère du data-mining en passant par l'engouement déçu pour les fournisseurs d'accès à Internet (lire aussi l'encadré Ici tout se paye en actions).

Mais l'un des secrets de la Silicon Valley est qu'on y reconnaît le droit à l'erreur. "Dans beaucoup de cultures, l'échec est plus puni que le succès n'est récompensé, ce qui n'est pas le cas ici, explique Jackie Daunt, avocate au cabinet Fenwick & West à Palo Alto. Si vous échouez la première fois on vous considère comme un entrepreneur chevronné et on finance votre second projet sans préjugé." Les ruptures sont parfois brutales, mais toujours cordiales. "Le fondateur de Plumtree Software était un bon inventeur mais pas un grand manager, explique Pierre Lamond, qui finance la société depuis plus d'un an. Le conseil d'administration lui a demandé de démissionner mais ce n'est pas un échec. Son intérêt est que nous développions sa société car il en possède toujours 10%." Son ancien employeur a été content de le reprendre avec une expérience supplémentaire et il retentera peut-être sa chance plus tard. "Moins de la moitié des fondateurs sont toujours à la tête de leur entreprise lors de son introduction en Bourse, estime Vincent Worms. Ici les gens pensent plus à gagner de l'argent qu'à leur ego."

Les bailleurs de fonds de l'innovation sont durs en affaires
Contrairement à une idée faussement répandue, il n'est pas si facile de trouver des financements dans la Silicon Valley. "Il ne suffit pas de claquer des doigts pour avoir de l'argent, dément Robert Troy, l'obligation d'excellence est de plus en plus forte." Les venture capitalists sont submergés de demandes et sont de plus en plus méfiants dans leur sélection. Du coup, toutes les stratégies sont bonnes pour s'approcher de leur coffre-fort. Les business angels sont le raccourci le plus indiqué. Ces cadres enrichis avant la retraite grâce à leurs stock-options investissent quelques centaines de milliers de dollars sur des sociétés partant de zéro. "Nous aidons un entrepreneur pendant six ou neuf mois à convertir son idée en produit et à définir un business plan présentable aux venture capitalists", explique Robert Troy, qui a réuni un club de business angels autour d'un fonds de démarrage de 10 millions de dollars. Il ne faut négliger aucune recommandation. "C'est un cercle de parrainage, explique l'avocat François Laugier, quand nous introduisons un client auprès d'un venture capitalist avec lequel nous travaillons souvent, son dossier ne fait plus partie des 2 000 qu'il reçoit par an, mais des dix qu'il regarde par semaine."

Il est aussi plus facile d'avoir la confiance des investisseurs quand on a quelques trophées à son actif. Ken Ross, 55 ans, est l'archétype de ce qu'on appelle ici un serial entrepreneur. "J'ai créé ma première société en 1972, j'en suis à ma cinquième récidive", explique le président-fondateur de Cross Route, un spécialiste d'échanges de données inter-entreprises par Internet. Quand il a fallu des capitaux pour développer sa dernière trouvaille, les investisseurs ont simplement répondu: "On connaît Ken, il a fait de l'argent pour nous". Les bailleurs de fonds de l'innovation sont pourtant durs en affaires. Chaque prise de participation fait l'objet d'âpres négociations. "Pour un financement identique il est très courant que la part de capital demandée varie de 20% à 30% selon les venture capitalists, explique Vincent Worms. Chaque investisseur doit convaincre l'entrepreneur que ses dollars valent plus que ceux du voisin en raison de sa capacité à accélérer le développement de la société." A l'inverse, un manager renommé qui présente un projet moins risqué peut obtenir plus d'argent qu'un débutant en vendant une plus petite part de son capital.

Le succès n'est pas 100% garanti
Les venture capitalists n'investissent pas réellement leurs propres économies mais ils sont certainement les intermédiaires les plus responsables de toutes les professions financières. Leur rémunération copie un peu celle des hedge funds:. Ils facturent des frais de gestion annuels de 2% à 2,5% aux investisseurs dont ils gèrent l'argent en plus d'une commission de 20% à 25% sur les plus-values qu'ils réalisent. Mais à la différence des hedge funds et de toute autre catégorie de gestionnaires, les venture capitalists payeraient de leur propre poche un pourcentage équivalent s'ils faisaient perdre de l'argent à leurs clients. "Pourquoi croyez-vous qu'on appelle ça du capital risque?", glisse Pierre Lamond avec un rictus moqueur.

Résultat: pas question de gaspiller les précieux dollars de la réussite. "Nos investisseurs ont un objectif très clair: gagner de l'argent et avoir une performance importante car les risques sont très élevés", avoue Bernard Lacroute. "En investissant très tôt on peut faire dix fois la mise, confie Vincent Worms. Sur des participations ultérieures l'objectif est généralement de gagner 100% ou 200%." Mais personne ne prétend tirer que des bons numéros. "Sur dix projets dans lesquelles nous investissons, 30% sont des grands gagnants, environ 35% donnent des résultats moyens et environ 35% sont perdus, précise Bernard Lacroute. Au total, notre retour sur investissement est historiquement supérieur à 25% par an."

Même si les performances passées ne sont jamais garanties pour le futur, elles ont la vertu de séduire les clients. Aujourd'hui, les ultimes financiers de l'innovation sont les fonds de pension. Leur intérêt pour le venture capitalism est bien compréhensible, car ce dernier est une diversification encore plus rentable à long terme que la Bourse. Le seul problème est qu'il est aussi plus risqué. Il a donc fallu un petit coup de pouce réglementaire pour aiguillonner les caisses de retraites. "En 1978, le département du travail a modernisé son interprétation de la règle du prudent man pour autoriser les fonds de pension à investir dans les sociétés non-cotées", se souvient Jean Deléage. Un déclic providentiel. "Notre principal investisseur est le fonds de retraite Calpers, précise l'associé d'Alta Partners. Autrefois il n'investissait pas en actions non-cotées, aujourd'hui il veut y dédier 4,5% de son portefeuille, ce qui représente plus de 6 milliards de dollars." Au total, il estime que les investissements en actions non-cotées des fonds de pension sont passés de 0,5% de leurs réserves en 1982 à plus de 4% aujourd'hui.

Les effets pervers de l'avalanche de capitaux
Le venture capitalism est un maillon indispensable de la chaîne de financement des entreprises innovantes, mais il ne serait rien sans la Bourse. L'objectif suprême d'un venture capitalist est d'introduire les sociétés qu'il finance sur le marché des valeurs de croissance, le Nasdaq, pour réaliser une confortable plus-value et réinvestir l'argent de ses clients dans de nouveaux projets. L'envolée de Wall Street ces dernières années a un effet multiplicateur miraculeux sur ce recyclage des investissements. Non seulement les jeunes entreprises s'introduisent en Bourse à des cours plus élevés, mais la hausse des autres actions réinjecte aussi plus d'argent dans le circuit. "Prenons par exemple les fonds de Berkeley ou de Stanford qui ont décidé d'investir 5% en venture capital, détaille Pierre Lamond. La hausse de la Bourse fait grossir leur portefeuille et ils doivent augmenter les sommes dédiées au venture capital pour maintenir sa proportion à 5% de leurs réserves."

Profitant de ce climat exceptionnel, les venture capitalists collectent et investissent des sommes exponentielles. A tel point que des vétérans de la Silicon Valley redoutent les effets pervers de cette avalanche de capitaux. "Certains fonds n'ont pas d'expérience et payent trop cher leurs participations, ils vont se casser la figure, prévient Bernard Lacroute. Si la Bourse ralentit, les mauvaises sociétés ne pourront plus s'y faire coter et les bonnes seront valorisées 40% moins chères à l'introduction." D'autres s'inquiètent pour la santé des affaires. "Plusieurs venture capitalists financent peut-être des entreprises similaires qu'ils croient uniques, admet Vincent Worms. C'est doublement négatif car celles qui ne sont pas dans le peloton de tête vont mourir et celles qui y sont vont souffrir d'une concurrence accrue."

En Europe, il existe une quantité de talents technologiques sous-utilisés
Enfin certains commencent à chercher les prochaines success-stories ailleurs. "Il y a moins de capitaux à risques et de tradition entrepreneuriale en Europe, concède Fred Harman, associé du fonds Oak Investment Partners, qui a financé l'implantation américaine d'Ilog, mais il y a une quantité de talents technologiques sous-utilisés bien plus importante qu'ici." Les investisseurs les plus influents partagent cette opinion. "Etant donnée la situation aux USA, où beaucoup d'argent chasse peu d'opportunités, le marché est plus attractif en Europe, où peu d'argent s'investit dans les actions non-cotées et où les valorisations sont moins élevées", déclarait Bob Boldt, le directeur des investissement de Calpers, lors de l'assemblée générale du fonds de pension.

Dans son bureau suspendu au dessus du bouillonnement magnétique de Palo Alto, Fred Harman sait bien que la Vallée a engendré un modèle de création d'entreprises unique au monde. "Une grande technicité est nécessaire, mais pas suffisante pour créer des sociétés prospères, conclut-il. Nous essayons maintenant d'exporter en Europe les procédés éprouvés qui se sont développés ici depuis des années." Quand un nouveau jour se lève à Paris et que la nuit tombe sur Palo Alto, peut-être rêve-t-il de nous inoculer cette épidémie de start-ups dont la Silicon Valley garde le secret.

Gilles Pouzin

La Californie en quelques chiffres
32 millions d'habitants, dont 3 millions à San Francisco et dans la Silicon Valley.
1 000 milliards de dollars de PIB (1er des USA, 7ème du monde)
68 milliards de dollars d'exportations high-tech (1er des USA)
36 milliards de dollars en recherche développement (1er des USA, 20% du total USA)
16% des brevets déposés aux USA (1er des USA)
724 000 emplois dans la high-tech (1er des USA, 16% du total USA)
4,5 milliards de dollars de financement par les venture capitalistes en 1997 (1er des USA, 36% du total USA)
1 400 sociétés cotées en Bourse (15% du total USA)

Ici tout se paye en actions
"Si j'étais payée en actions, j'aurais pu acheter une maison", regrette cette jeune femme dont le bon salaire ne permet pas d'être propriétaire. Ici, tous les employés des start-ups de high-tech vivent aisément grâce à leurs stock-options. Même quand leurs actions ne sont pas cotées, ils les hypothèquent pour obtenir des prêts. Mais les salariés ne sont pas les seuls à aimer cette nouvelle monnaie. "Le travail juridique est important avant qu'une société n'ait de ressources, dans ce cas on peut offrir des honoraires réduits contre des actions", explique l'avocat François Laugier. "Tous les ans nous prenons des actions de trois ou quatre sociétés en paiement de leurs recrutements", reconnaît aussi le chasseur de têtes Robert Troy. "Comme Yahoo n'avait pas d'argent au début, ils nous ont payé en actions", raconte encore Bill Ryan, fondateur du cabinet de relations publiques NRWPR. "Il n'est pas rare qu'un loueur de bureaux ou d'équipements techniques fasse un rabais contre des actions, affirme Jackie Daunt, avocate chez Fenwick & West. Tellement de gens se sont enrichis avec les actions de high-tech qu'elles sont devenues un moyen de paiement populaire."


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