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Rédigé le 11 décembre 1998
Les sociétés françaises sautent sur Wall Street :
Pourquoi plus de 800 entreprises étrangères sont cotées aux Etats-Unis.

Chiffres
Quelle différence entre une entreprise européenne cotée à Wall Street et une autre qui ne l'est pas? Cette question apparement anodine s'est révélée d'une importance stratégique dans les méga-fusions de 1998. Daimler, qui était cotée à Wall Street, a pu racheter Chrysler sans débourser un centime. La Deutsche Bank, qui ne l'était pas, à du s'endetter et débourser plus de 10 milliards de dollars pour acquérir Bankers trust. La raison? La Deutsche Bank n'étant pas cotée aux Etats-Unis, elle n'aurait pas eu le droit de payer les petits actionnaires de Bankers Trust avec des actions Deutsche Bank invendables sur une Bourse américaine.

Cette anecdote est l'une des raisons qui poussent des centaines d'entreprises du monde entier à vouloir se faire coter aux Etats-Unis. Même nos fleurons nationaux ! De France Télécom à Alstom, il n'y a plus une privatisation ou une grosse introduction en Bourse sans que la société concernée se fasse coter à Wall Street (voir La liste des sociétés françaises cotées aux USA). Au total, plus de 800 entreprises étrangères sont aujourd'hui négociées au New York Stock Exchange ou sur le Nasdaq (voir Ce que les Bourses américaines ont rapporté aux sociétés étrangères). Et tous les ingrédients sont en place pour que le phénomène continue. Même la crise financière de la rentrée n'a pas remis en cause ce processus.

L'argent est là, il faut le prendre
Les actionnaires américains sont de plus en plus courtisés. Et pour cause ! " Les Américains ont acheté pour 1 000 milliards de dollars d'actions étrangères ces dix dernières années, et ils pourraient facilement en acheter autant dans les dix prochaines, prévient George Ugeux, directeur du département international du New York Stock Exchange. L'argent est là pour les sociétés étrangères, il ne tient qu'à elles d'en profiter. "

Décliner une telle offre relèverait presque du péché stratégique. " Le marché mondial des actions représente 24 000 milliards de dollars et le marché américain en représente 11 500 milliards, soit presque la moitié, analyse James Donovan, directeur général chargé des titres étrangers à la Citibank. Pour une société qui a besoin de beaucoup d'argent, il est très difficile de trouver tous les capitaux qu'il lui faut au prix qui lui convient sur son marché domestique. "

On peut évidemment avoir des actionnaires américains sans être coté à Wall Street. Les deux tiers des sociétés de l'indice CAC 40 ne sont pas cotées aux Etats-Unis alors que plus de 30 % de leur capital sont entre des mains étrangères, notamment américaines. Mais avoir son nom au New York Stock Exchange ou au Nasdaq reste un atout irremplaçable pour motiver les salariés et gagner la popularité auprès du public. " Nous étions déjà détenus à 21 % par des Américains avant d'être cotés à New York, précise Hasso Platner, le président et fondateur de SAP. Mais nos employés et nos clients américains ne pouvaient pas acheter facilement nos actions. "

New York et le Nasdaq restent la voie royale
Les épargnants d'outre-Atlantique sont en effet une force incontournable. " La cotation à Wall Street est un canal de distribution qui touche 60 millions d'actionnaires individuels ", souligne Richard Grasso, le président du New York Stock Exchange. Certains banquiers estiment qu'un appel au marché bien ciblé sur ces petits porteurs peut rapporter jusqu'à quatre fois plus de capitaux qu'un placement de titres réservé aux professionnels.

Même les puissants gestionnaires de fonds de pension et de fonds mutuels sont plus accessibles quand on est coté à Wall Street. " Beaucoup d'institutions de taille modeste n'ont pas le droit d'investir à l'étranger pour des raisons techniques, mais leurs statuts les autorisent à acheter des actions étrangères sur les marchés américains ", explique David Earling, banquier d'affaires chez Goldman Sachs à New York.

Comme le rappellent les fusions de 1998, la cotation à Wall Street est aussi un préalable obligatoire pour ceux qui veulent payer l'achat d'une entreprise américaine avec leurs propres actions. " British Petroleum n'aurait pas pu faire son offre publique d'échange sur Amoco si elle n'avait pas été préalablement cotée à Wall Street ", observe Patrick Colle, directeur à la Banque JP Morgan. Un argument qui devrait décider quelques patrons hésitants. " Il y aura de plus en plus d'alliances transatlantiques, prédit François Chenard, banquier d'affaires chez Merrill Lynch à Paris. Et les sociétés françaises qui voudront faire ce type d'acquisition devront être cotées aux Etats-Unis. "

Une réglementation plus crédible
Si les Américains préfèrent les titres cotés sur leur territoire, c'est aussi parce qu'ils font plus confiance à leur marché financier qu'à n'importe quel autre. Il est vrai que la Securities and Exchange Commission, la SEC, est la meilleure police boursière du monde. Créée en 1934, la SEC a près de soixante-cinq ans d'expérience, tandis que la Commission des opérations de Bourse française, la COB, n'a que trente ans d'existence. La plupart des marchés émergents n'ont quant à eux aucune réglementation crédible. L'efficacité des Bourses américaines est aussi éprouvée. Le New York Stock Exchange a fêté ses 206 ans, et le Nasdaq est prêt à tous les efforts disciplinaires pour mériter la même respectabilité. " Il y a des Bourses où les délits d'initié et les manipulations de cours sont monnaie courante, résume un banquier. Les investisseurs savent que c'est quasiment impossible aux Etats-Unis. "

Les Américains sont aussi rassurés par les règles comptables et de diffusion de l'information en vigueur sur leur marché. " Les exigences de transparence peuvent être satisfaisantes dans d'autres pays, admet David Earling. Mais les Américains sont habitués à leurs standards et à des règles de présentation différentes. " Sans parler de la barrière linguistique. Résultat, 93 % des gestionnaires américains interrogés par le consultant Broadgate considèrent que l'information financière des sociétés européennes est moins complète que celle des sociétés américaines. Et 80 % d'entre eux estiment que le fait d'être coté aux Etats-Unis améliore l'attrait des sociétés européennes auprès des investisseurs. En revanche, pour les entreprises étrangères, adopter les normes comptables américaines est un casse-tête redoutable.

Ambitions variables
Attirées par le besoin d'argent ou par la volonté de se construire une bonne réputation boursière, les sociétés étrangères ont plusieurs options pour se faire coter aux Etats-Unis. " Le succès d'une introduction sur le marché américain peut se mesurer selon des objectifs très variés, explique Peter Duggan, directeur des services aux entreprises étrangères chez Bankers Trust à New York. Il peut s'agir d'une opération de relations publiques pour une société qui vend des produits aux Etats-Unis. Une autre société peut vouloir diversifier son actionnariat ou augmenter la part des étrangers dans son capital. D'autres encore veulent seulement se faire connaître des gestionnaires et des analystes financiers pour lever des capitaux dans quelques années. " (lire Plusieurs options possibles)Une chose est sûre, en tous cas : la cotation aux Etats-Unis peut rapporter gros. Selon les calculs de Bankers Trust, les entreprises étrangères y ont collecté près de 13 milliards de dollars (soit environ 78 milliards de francs) en deux ans et demi (voir tableau : Ce que les Bourses américaines ont rapporté aux sociétés étrangères).

Des avantages évidents
Etre coté aux Etats-Unis est tellement pratique pour certaines entreprises étrangères qu'elles n'éprouvent même pas le besoin de l'être dans leur pays d'origine. " Des sociétés très internationales comme Fila ou Luxottica n'ont pas de raison de s'introduire à la Bourse de Milan, explique David Earling. Leur activité n'est pas liée à l'économie italienne et elles n'ont pas de raisons de subir la volatilité de ce marché. " C'est également le cas des sociétés de high-tech israéliennes et d'une poignée de jeunes sociétés françaises, comme la société informatique Business Objects, qui sont allées se faire coter directement aux Etats-Unis sans passer par le palais Brongniart. " Pour obtenir la meilleure valorisation, il faut s'introduire en priorité sur le marché où les analystes sont le plus compétents dans son secteur, précise Patrick Colle. C'est la raison pour laquelle une entreprise comme Coflexip s'est fait coter à Wall Street bien avant de s'introduire à la Bourse de Paris. "

Cette ruée d'entreprises étrangères aux Etats-Unis a des conséquences inattendues. Non seulement les Américains peuvent acheter des actions françaises auxquelles de nombreux Français n'ont pas accès, mais ils ont aussi un plus grand choix d'autres valeurs vedettes de l'Union européenne. Les petits épargnants américains peuvent ainsi investir dans plus de 220 sociétés européennes cotées au Nasdaq ou au New York Stock Exchange. Ce succès rend même l'accès au marché américain attrayant pour les épargnants français qui veulent européaniser leur portefeuille. En effet, les Bourses américaines offrent aujourd'hui un plus grand choix de valeurs européennes des différents pays de l'union que la Bourse de Paris ou celle de Francfort. Si les Européens n'harmonisent pas rapidement leurs marchés financiers, c'est à Wall Street que pourrait se faire l'Europe boursière.

Gilles Pouzin

Voir les tableaux:
-
La liste des sociétés françaises cotées aux USA
- Ce que les Bourses américaines ont rapporté aux sociétés étrangères

Plusieurs options possibles
La plupart des sociétés étrangères cotées aux Etats-Unis le sont par le biais de titres spécialement conçus pour les investisseurs américains appelés American Depositary Receipts, ou ADR. Les ADR ne sont pas exactement des actions mais des certificats représentant les actions d'une société étrangère immobilisées dans une banque américaine. La réglementation boursière américaine a créé plusieurs catégories d'ADR permettant différents niveaux d'accès aux investisseurs américains. Bankers Trust préconise ces différentes catégories de titres en fonction des objectifs de ses clients. Mais d'autres banquiers prescrivent directement la cotation à New York ou au Nasdaq. &laqno; Mieux vaut s'introduire aux Etats-Unis et lever des capitaux en même temps, recommande David Earling, chez Goldman Sachs. Cela permet de faire d'une pierre deux coups : avoir plus d'impact et se faire mieux connaître tout de suite sans avoir à réitérer le travail d'approche. »

- Les ADR de niveau 1
Accessibles à toutes les sociétés sans contraintes et pour un coût inférieur à 300 000 francs, les ADR de niveau 1 ne permettent pas de lever des capitaux ni d'être cotées sur un marché officiel. 22 sociétés françaises ont choisi cette option.

- Les ADR type 144A
Cette catégorie d'ADR n'est pas cotée en Bourse mais elle permet aux sociétés étrangères de lever des capitaux avec des contraintes limitées (prospectus aux normes américaines), à condition de ne vendre leurs actions qu'à des investisseurs professionnels gérant plus de 100 millions de dollars. 7 sociétés françaises ont choisi ce programme.

- Les ADR de niveau 3
Ce passeport pour la Bourse américaine permet aux sociétés étrangères de faire appel aux petits épargnants et d'être cotées avec les même droits que les sociétés américaines. En contrepartie, elles doivent convertir leur comptabilité aux standards américains et offrir le même niveau d'information que les entreprises américaines (résultats trimestriels). 24 sociétés françaises entrent dans cette catégorie.


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