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Rédigé
le 30 mars 2001 |
Face à la multiplication des signaux alarmistes de Wall Street, nous
sommes allés sur le terrain, à New York, pour évaluer la
gravité de la situation en rencontrant les experts les plus réputés
et en étudiant la réalité quotidienne des Américains.
Voici leurs analyses et leurs conseils : Bruce
Steinberg, Ed McKelvey, Ed
Yardeni, Francois Sicart,
Jean-Marie Eveillard, John
Lipsky, Jo Kalinowski, Nick
Sargen, SteveRoach.
Une
économie affaiblie
Avant d'atterrir à New York, le Boeing d'American
Airlines survole le quadrillage scintillant des quartiers résidentiels
de Brooklyn. Plus loin sur la gauche de l'appareil, la silhouette des tours
jumelles du World Trade Center et la flèche dorée du Rockefeller
Center se dressent fièrement vers le ciel. En apparence, Manhattan n'a
rien perdu de son effervescence. Pourtant, le cœur financier des Etats-Unis
ne bat plus aussi vite. Depuis un an, les désillusions s'accumulent.
L'indice Dow Jones des 30 premières valeurs américaines a perdu
19% par rapport au sommet du début 2000, l'indice S&P500 des 500
plus grandes entreprises du pays a plongé de 25% et l'indice Nasdaq des
valeurs technologiques a été divisé par 3. Au total, le
patrimoine boursier des Américains, mesuré par l'indice Willshire
5000, a été amputé de 4 000 milliards de dollars, soit
trois fois le PIB de la France. Mais l'explosion de la bulle spéculative
a des répercussions plus douloureuses. En trois mois, près d'une
centaine d'entreprises ont été radiées du Nasdaq et 200
autres devraient bientôt les suivre si leur cours reste inférieur
à un dollar. Dans le même temps, les "dot com" américaines,
c'est-à-dire les sociétés opérant sur Internet,
ont licencié 45 000 employés. Au delà des naufrages de
start-ups, c'est l'économie toute entière qui vacille. "La vitesse
du ralentissement a été extraordinaire, constate Steve
Roach, l'économiste en chef de la banque Morgan Stanley Dean Witter.
La croissance américaine est passée d'un rythme annuel de 6% l'été
dernier à 0% six mois plus tard." Résultat, près de 380
000 personnes s'inscrire au chômage chaque semaine, le plus mauvais chiffre
depuis cinq ans.
Les
inquiétudes sont nombreuses
On a rarement vu un printemps aussi déprimant
à Manhattan. Il pleut des cordes, ce mercredi 21 mars, et la baisse des
taux d'intérêt décidée la veille par la banque centrale
des Etats-Unis, la Fed, fait l'effet d'une douche froide sur les marchés.
Pour la troisième fois en trois mois, Alan Greenspan, le président
de la Fed, a pourtant réduit les taux directeurs américains de
0,5%, passant de 5,5% à 5%, mais les investisseurs s'attendaient à
plus de générosité pour relancer la croissance. Du coup,
l'indice Dow Jones abandonne encore 4,7% en deux jours tandis que le Nasdaq
replonge de 6,2%. Dans les bureaux cossus de la banque JP Morgan, au 345 Park
Avenue, Nick Sargen, directeur général
de la stratégie pour les clients privés, accueille ses invités
avec un sourire légèrement préoccupé. "L'industrie
manufacturière, qui représente 25% de l'économie, et les
technologies de l'information, qui représentent 8% de l'activité
du pays, sont déjà en récession, explique-t-il. La stabilisation
ou la dégradation de la situation dépendront de la consommation
des ménages, qui représente les deux tiers de notre économie."
Contrairement à la plupart des crises de l'après-guerre, le ralentissement
qui frappe l'Amérique depuis quelques mois semble ainsi provenir en grande
partie de l'afflux d'investissements dont ont longtemps profité les entreprises
de technologie. "Ce boom a commencé pour de bonnes raisons, poursuit
Nick Sargen. Mais il a entraîné des excès. Au lieu de ralentir
après le pic de dépenses liées au passage à l'an
2000, les investissements ont continué à s'accélérer
avec la prolifération des start-up et la surenchère d'équipements
de télécommunications dans le monde entier." Voyant leurs perspectives
de recettes s'éloigner, beaucoup d'entreprises ont fini par reporter
ces projets d'investissement d'une utilité parfois contestée.
Le plongeon de l’activité n’en a été que plus brutal.
Les averses sans fin qui se déversent sur Manhattan ce jeudi matin forment des ruisseaux le long des rues étroites du Financial District. En sortant de la station de métro Wall Street, on passe devant l'entrée du New York Stock Exchange avant de tourner dans Broad Street, où l'on découvre la façade imperturbable de la plus grande Bourse du monde. Quelques centaines de mètres plus bas, l'imposant gratte-ciel du 1 New York Plaza est planté au pied de l'embarcadère qui mène à la Statue de la liberté. Au 47ème étage, Ed McKelvey, économiste de la banque Goldman Sachs, s'inquiète pour le moral des consommateurs. "Depuis un an, les marchés ont traversé l'une des plus fortes baisses jamais enregistrées, observe-t-il. Nous craignons que cela pousse le taux d'épargne à la hausse au détriment de la consommation qui connaîtrait alors un fort ralentissement." Il est vrai que les Américains sont d'une nature dépensière quand ils ne craignent pas pour leur emploi. Après dix ans de croissance ininterrompue, leur taux d'épargne a chuté de 8% à zéro. Certains succombent aussi aux charmes du crédit. "Les remboursements de dettes accaparent maintenant 14% des revenus disponibles des ménages, confirme Ed McKelvey, c'est le plus haut niveau depuis 1987". Appauvris par la déprime boursière et soucieux pour l'avenir de leur emploi, les Américains pourraient se serrer la ceinture quelques temps pour reconstituer leurs réserves. Selon un récent sondage du magazine Newsweek, 69% d'entre-eux prévoient ainsi de réduire leur consommation au cours des douze prochains mois.
Pessimisme
excessif
Vendredi 23 mars, la couverture des quotidiens reflète le désarroi
des investisseurs. "Mad Dow Disease", titre l'un d'eux par analogie avec la
maladie de la vache folle (mad cow disease). Il est vrai que la reprise en dent
de scie de cette fin de semaine a de quoi troubler les épargnants. Mais
pas John Lipsky. A travers la baie
panoramique de son bureau d'angle, au 270 Park Avenue, l'économiste en
chef devenu directeur général de la Chase Manhattan Bank a une
vision beaucoup plus claire de la situation: l'économie ne va pas si
mal. " Le problème des surcapacités est surtout concentré
dans l'industrie automobile", analyse cet éminent représentant
du National Bureau of Economic Research. Les constructeurs s'étaient
équipés pour livrer 17 millions de véhicules par an et
ils ont dû réduire leur production pour faire face au ralentissement
de la demande. "Ce phénomène a amputé la croissance de
1% au quatrième trimestre avec des implications pour tout le reste de
l'économie", explique John Lipsky. L'automobile utilise par exemple 10%
des semi-conducteurs vendus aux Etats-Unis. "Aujourd'hui les capacités
de production sont de l'ordre de 15 millions de véhicules, poursuit-il.
Or, les ventes ne se sont pas écroulées et les constructeurs pourraient
augmenter à nouveau leurs cadences, ce qui gonflerait la croissance de
1% ou 1,5% au second trimestre." Ironie du sort, la nouvelle économie
serait sauvée par l'ancienne.
Les perspectives d'épargne et de consommation des Américains seraient aussi moins alarmantes que ce que décrivent les plus pessimistes. "Les statistiques sont faussées par le développement des fonds de pension par capitalisation que les salariés gèrent eux-mêmes en complément des fonds publics qui versent des retraites fixes", précise John Lipsky. Les premiers sont comptabilisés dans le patrimoine des ménages, alors que les autres ne l'étaient pas. "Sur le papier, cela se traduit par une plus forte sensibilité des patrimoines aux aléas boursiers, conclut-il. Mais je ne crois pas que les gens se mettent à dépenser plus ou moins pour cette seule raison."
Sur les bords de l'Hudson River, en bas de Manhattan, Bruce Steinberg, le chef économiste de Merrill Lynch, partage cette opinion. "Si l'effet d'appauvrissement a un impact sur la consommation il ne dépassera pas 100 milliards de dollars, soit au maximum 2% de ce que dépensent les Américains, estime-t-il. Ce n'est pas suffisant pour déclencher une récession." Les prédictions d'un boom de l'épargne qui ruinerait la consommation ne l'inquiètent pas davantage. "Pour calculer le revenu disponible des ménages, et donc l'épargne restante après qu'ils aient consommé, le gouvernement déduit les impôts que les particuliers payent sur leurs plus-values réalisées", explique Bruce Steinberg. Mais les plus-values réalisées ne sont pas elles-mêmes comptabilisées comme des revenus. "Si elles étaient réintégrées dans ce calcul, le taux d'épargne des Américains serait probablement plus proche de 9% que de zéro", confie l'expert de Merrill Lynch.
Les remèdes
arrivent
Coincés entre les gratte-ciel qui plongent Midtown dans une pénombre
quasi-permanente, au sud de Central Park, les automobilistes hésitent,
paralysés par le déluge de pluie et les pare-brise embués
qui réduisent leur visibilité. De toute sa voix, un agent exhorte
les voitures à reprendre leur circulation: "Allez-y! Qu'est-ce que vous
attendez? Avancez!" Aux Etats-Unis, il est presque interdit de s'apitoyer trop
longtemps sur son sort. Les décideurs politiques sont de la même
trempe. Au lieu de nier leurs problèmes en attendant que les remèdes
tombent du ciel, ils s'attachent à les résoudre. "Pour stimuler
la croissance, la Fed a déjà réduit ses taux d'intérêt
de 1,5% en onze semaines, constate Bruce Steinberg. C'est la décision
la plus active prise dans ce domaine depuis seize ans. Et il y a de fortes chances
pour que les taux baissent encore jusqu'à 4%, probablement d'ici le début
de l'été." Il s'attend à ce que ce remède fasse
son effet d'ici la fin de l'année.
A plus long terme, l'économie américaine devrait aussi bénéficier d'un plan de réduction d'impôts qui pourrait améliorer la croissance d'environ 0,5% en 2002 et de 0,1% supplémentaire chaque année pendant dix ans, selon les estimations de la banque JP Morgan. Modeste en apparence, cette mesure serait un changement de cap décisif pour la politique fiscale. "L'excédent budgétaire de l'état fédéral a privé l'économie américaine de 0,75% de croissance par an", estime Stanley Nabi, directeur de la gestion du Credit Suisse Asset Management. Aujourd'hui, les caisses des états et des collectivités locales sont pleines alors que l'Amérique doit rénover ses routes, ses ponts, ses métros, ses hôpitaux et ses écoles. A New York, ces chantiers se comptent déjà par milliers.
La Bourse
a rarement été aussi attirante
Dans le métro express qui file bruyamment sous les artères
de Manhattan, un vendeur à la sauvette arrangue les voyageurs. "Quatre
piles pour un dollar", annonce-t-il en présentant ses marchandises. Les
clients se manifestent sur son passage. En une minute, il collecte une poignée
de billets verts et disparaît dans le wagon suivant. Même quand
le succès semble hors de portée, les Américains ne mendient
pas leur destin. Il y a toujours des opportunités pour ceux qui ont de
l'énergie à revendre. "C'est maintenant qu'il faut être
optimiste, se réjouit François
Sicart, un Français qui n'a plus quitté New York depuis qu'il
y a déniché sa première opportunité, il y a 33 ans.
Les magazines font leur couverture sur le marché baissier, c'est généralement
un signe que la Bourse est proche du plus bas." Même avec une méthode
purement cartésienne et mathématique, le docteur Edward
Yardeni arrive à cette conclusion. Ancien professeur à l'université
de Columbia devenu directeur de la stratégie au siège New-yorkais
de la Deutsche Bank, Ed Yardeni est connu pour ses recherches boursières.
"Je lis tous les rapports de la Fed, souvent très ennuyeux, et j'y ai
trouvé en 1997 une référence à la surévaluation
des actions", confie-t-il en avalant le petit déjeuner qu'il partage
avec ses invités avant l'ouverture de Wall Street. Depuis, il se sert
de ce modèle d'évaluation pour orienter ses investissements. "Quand
les actions sont sous-évaluées de 6% par rapport aux obligations,
comme c'est le cas actuellement, le modèle recommande d'avoir 80% d'actions
et 20% d'obligations", commente Ed Yardeni. Cette part monte à 85% quand
les actions sont sous-évaluées de plus de 10% et à 90%
si elles sont sous-évaluées de plus de 15%. "L'inconvénient
de cette approche est que la Bourse a tendance à exagérer ses
excès avant de les corriger, précise l'universitaire reconverti.
Ce modèle est plus une discipline qu'un baromètre de la tendance
boursière."
Une fois les formalités d'identification remplies, une hôtesse remet à chacun un badge magnétique avec code barre et portrait numérique permettant d'accéder aux étages du World Trade Center. C'est là que le cabinet IBES compile les milliers de prévisions des analystes financiers. "Les analystes s'attendent à une baisse de 7,5% des bénéfices au premier trimestre et ils sont probablement encore trop optimistes, remarque Joseph Kalinowski, responsable de la stratégie chez IBES. Les mauvaises surprises risquent d'entraîner une nouvelle correction en avril. Mais le marché n'attendra pas le redressement des profits pour remonter." Pour Joseph Kalinowski, la reprise interviendrait entre fin mai et début juin. "Je m'attends aussi à ce que le Dow Jones enregistre une dernière baisse autour de 9 300 points et à ce que le Nasdaq replonge à 1700 points", avoue Stanley Nabi dans son bureau de Lexington Avenue. Mais cet investisseur chevronné, ancien camarade de classe du milliardaire Warren Buffet, préfère prendre son temps pour investir tranquillement. "J'avais 24% de liquidités que j'ai commencé à investir début février, précise-t-il. Il me reste 15% de trésorerie que je pense placer d'ici fin avril en achetant 1% ou 2% d’actions les jours où la Bourse baisse." Fidèle à sa tradition, il jette son dévolu sur des valeurs solides, comme Pfizer, American Express ou Sara Lee, et quelques valeurs technologiques comme Hewlett Packard.
Au 40ème étage du 1345 Avenue of the Americas, les bureaux de First Eagle Sogen Funds ont une vue imprenable sur Central Park et les berges de l'Hudson river. Le puissant ascenseur réservé aux étages supérieurs propulse directement les visiteurs vers ces hauteurs. Depuis son nid d'aigle, Jean-Marie Eveillard, co-président, surplombe le tumulte d'en bas comme un prédateur guettant ses proies. "Je ne sais pas où la baisse s'arrêtera, admet ce Français converti à la vie new-yorkaise depuis 1968. Mais nous commençons à renifler parmi les décombres du Nasdaq pour y trouver des valeurs décotées qui répondent à nos critères." Le Dow Jones peut trembler et le Nasdaq peut mettre des années à regagner ses sommets. Des sociétés feront faillites, et des titres spéculatifs s’effondreront à jamais. Mais, une fois de plus, Wall Street se redressera.
Pour savoir quelles sont les valeurs américaines à priviligier, allez sur "Wall Street, mode d'emploi"
Gilles Pouzin